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Lettre qui vient d’en dedans
Pour David, ex-copain et homme d’honneur.
Éric, Laurent,
Faut qu’on se parle, et qu’on se parle vite. J’ai à vous dire des choses qui viennent d’en dedans. Bon anyway, je ne suis pas certaine que le message va se rendre à mes destinataires, et puis je ne suis ni une personne d’influence ni ne porte un discours de vérité, mais je vais pitcher ça ici, au cas où ces réflexions puissent sonner les bonnes cloches à ceux qui les liront.
Laurent, tu dis que « si [t’avais] reçu 8000$ de compensation pour chaque message haineux que [t’as] reçu, [t’aurais] assez de capital pour faire une offre d’achat sur la SAQ ». Éric, de ton côté, « [t’as] pété une coche hier contre la SAQ qui a remis une lettre d’un client écœuré de se faire quêter par une itinérante […] ». Laurent, Laurent, Laurent… J’pourrais faire un parallèle assez flagrant avec les porte-paroles des assos étudiantes – question de lettres de menaces et de messages haineux, je serais curieuse de faire la comparaison – mais l’axe principal de ma réflexion ne se situe pas ici.
Voyez-vous, Laurent, Éric, je ne pense pas que vous savez de quoi vous parlez. Laissez-moi vous expliquer, un peu, c’est quoi, manger de la marde.
Je sais c’est quoi que de te scrapper les reins à dix-sept ans jusqu’à en pisser le sang, parce que tu bois du whisky canadien cheap à la journée longue pour oublier que t’es en vie. Parce que jamais on ne t’a offert la chance d’être, de te réaliser, de respirer un air qui ne sent ni la violence ni le dégoût. Tu bois, tu te caches, tu goûtes le vomi dans ton lunch du midi et t’espères, t’espères juste arriver à oublier que t’existes, que la vie existe.
Je sais c’est quoi que de cogner à toutes les portes d’une ville, toutes les ressources d’aide à l’emploi, d’implorer qu’on te donne une job, « je suis super travaillante, je parle anglais et français, je travaille depuis que j’ai onze ans, je peux faire à peu près n’importe quoi, oh, vous n’engagez pas pour le moment, je vous laisse mon CV, j’attendrai de vos nouvelles ou reviendrai d’ici quelques semaines ». Je sais c’est quoi que de surmonter la crainte monétaire et la déception pour se donner un semblant de propre même si t’as pus les moyens de faire une brassée de lavage ou de te repasser une chemise pour aller porter un énième CV.
Je sais c’est quoi que de te faire mettre à la porte d’une gare d’autobus à neuf heures du soir, parce que, « madame, on est désolé, mais on ne peut pas vous laisser ici, on ferme jusqu’à cinq heures demain matin », par une préposée à l’air semi-désolé mais surtout qui n’a fichtrement pas le goût de parler à quelqu’un comme toi. Qui est franchement mal à l’aise de la situation mais qui ne peut rien faire pour toi, qui préférerait que quelqu’un d’autre s’occupe de te mettre dehors.
Je sais c’est quoi que de dormir dans le stationnement de ladite gare d’autobus en plein mois de janvier jusqu’à ce que tes pieds crient au divorce du reste de ton corps, avec ton suit de ski pour seule couverture et la culotte en sang parce que tes reins te consument par en dedans et parce que t’as pas les moyens de t’acheter du papier de toilette.
Je sais c’est quoi que de te réveiller à cinq heures du matin pour voir partir les premiers autobus voyageurs, avec, dedans, les premiers passagers, à destination d’Ottawa ou de Calgary, qui te regardent de côté, avec les yeux croches de quelqu’un qui fait à moitié semblant de ne pas te voir, toi, en suit de ski avec un sac de linge pour seule possession, parce que les sans-abri, les quêteux, ça fait pas beau à voir, ça brise la magie du voyage. J’allais avoir dix-huit ans.
Je sais c’est quoi que de mordre la poussière parce que ça fait trois jours que t’as rien mangé, et que t’as toffé tes six derniers repas sur une boîte de céréales pas full multigrains avec pas de lait, et je sais c’est quoi que de réaliser qu’un verre d’eau, ça te donne l’impression d’avoir le ventre plein pour quelques minutes.
Je sais c’est quoi que de connaître ce soudain soulagement qui fait mal par en-dedans parce que t’as soudain une job avec du tip. Tu manges une différente sorte de marde, tu manges la marde des clients pis tu dis merci après, tu dis merci avec le sourire et avec un « revenez bientôt ». Tu manges la marde des clients pis t’en redemandes, tu fais de l’over qui n’est pas payé parce que les patrons savent que t’as besoin de cette job là au point où t’en dors mal et où tu te ploguerais de la patience et de l’oubli en bouteille directement en intraveineuse juste pour passer à travers une autre journée où personne n’omettra de te rappeler que t’appartiens pas à une couche de société digne de recevoir un « bonjour » ou un « merci ».
Je sais c’est quoi que de te pogner une job dans une épicerie où tu dois faire du temps gratis, pour faire changement, et où les boss mettent tes pourboires dans leurs poches pour s’acheter des bébelles ou acheter des bébelles pour ton département et où les clients habitués doivent se cacher des caméras de sécurité pour glisser un p’tit deux piasses dans tes poches. Je sais c’est quoi que de se battre, de nager à contre-courant pour le moindre petit droit et où les représentants syndicaux se font sacrer dehors à la chaîne – des bibittes, ça se trouve, et, au pire, ça s’invente. On s’en sacre, de cette couche de société-là, c’est renouvelable, c’est au bas de la chaîne alimentaire d’un capitalisme où les Gargantua et les Pantagruel de ce monde règnent en despotes.
Je sais c’est quoi que de sortir d’une relation violente et de dépenser tout ce que t’as en magasinage inutile parce que tu sais pas où te garrocher, de regretter aussitôt et de faire comme tu peux pour rattraper tes imprudences. Je sais c’est quoi que de refuser le retour d’un conjoint violent même si tu sais pas comment t’en sortir toute seule.
Je sais c’est quoi que de te pogner une job dans un centre d’appel où les payes arrivent de temps en temps, souvent en retard, où tu contractes une sinusite chronique parce que les boss sont pas foutus de faire nettoyer les conduits d’aération ou de faire nettoyer les tapis.
Je sais c’est quoi que de te ramasser dehors du jour au lendemain, avec ton chum et les 1800 autres employés d’une compagnie à numéros – numéros au pluriel – parce que ça fait bien rire les banquiers New-Yorkais et gras de sacrer son camp de l’autre côté de la frontière avec des centaines de milliers en dollars de salaires impayés et autres redevances. Je sais c’est quoi que d’avaler une grosse pilule d’humilité qui goûte la bile verte et de te retrouver, encore une fois, à faire la ligne dans les organismes de charité pour ramasser des paniers de denrées, avec douze laitues iceberg flétries et six brocolis dedans, et que de pleurer dans le bureau d’une caisse populaire parce qu’une petite gang d’employés au grand cœur ont décidé de te verser leurs parts de la caisse du club social afin que toi et ton chum, deux étudiants, puissiez vous permettre peut-être une petite épicerie ou une partie de votre chèque de loyer.
Je sais c’est quoi que d’appeler ton propriétaire pour lui dire que tu ne peux pas lui payer ton loyer ce mois-ci et que tu ne sais pas quand tu pourras le faire. Tu sais qu’il est compréhensif mais qu’au bout de deux ou trois mois, patience ou pas, entente de paiement ou pas, tu vas te faire sacrer dehors parce que le propriétaire, il a des factures à payer, lui aussi, et que le portefeuille de tout le monde a ses limites.
Je sais c’est quoi que de te garrocher sur toutte ce qui est gratis, par économie, par désespoir et par humiliation, et d’avoir peur de te retrouver encore une fois, comme il y a des années, à dormir dans le stationnement d’une gare d’autobus et de manger les regards des passagers et le gaz carbonique des véhicules, à vingt-cinq sous zéro avec les orteils qui se meurent et la fierté qui se fond par en-dedans.
Ce que je ne sais pas, par contre, c’est de se mettre debout et de porter plainte, de se tenir contre les gros caves qui nous disent, en pleine face ou pas, qu’on est des déchets de la société et qu’on ne mérite pas de respirer le même air qu’eux. Parce que je n’ai jamais eu ce courage. Parce que j’étais trop occupée à manger de la marde.
Ce que vous ne savez pas, vous, c’est quoi, que de manger de la marde. Pas de vous faire dire que vous en êtes une, mais que de la manger, pour de vrai. La prochaine fois, Éric, Laurent, essayez-donc quelque chose que l’on appelle l’empathie.
Merci.
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