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Lettre d’amour à l’humour
Je me souviens de la première fois où en tant qu’enfant j’ai fait rire des adultes sincèrement. Je venais de découvrir un outil puissant. Moi qui n’avais pas l’âge de prendre quelconque décision qui, pour un instant, contrôlait soudainement le présent de ces adultes autoritaires. Quel plaisir euphorique! Sans le réaliser pleinement, avec mes steppettes et mes grimaces, je venais de faire la découverte que l’humour pouvait servir d’arme de séduction massive. Un moyen de défier l’autorité dans la bonne humeur. Un jeu excitant, rempli de risques, où l’on pouvait gagner aussi gros que de se sentir puissant face aux puissants. Un procédé où dire la vérité est pardonné si le tout est troqué contre un rire.
La graine était plantée. Pour la sentir germer, il m’a fallu attendre encore quelques années. J’avais 19 ans. C’était avant l’ère YouTube. Pour voir une captation vidéo, il fallait l’acheter, la louer ou l’avoir enregistré. Ce rituel rajoutait un côté cérémoniel à chaque visionnement. Ne vous méprenez pas, je ne voue pas une nostalgie particulière envers une époque où tout était plus difficile à dénicher, mais il y avait un certain mythe qui se développait autour des trouvailles que l’on faisait. L’expérience d’un visionnement se vivait bien souvent entre amis plutôt que seul devant son ordinateur. Une vidéo virale était une vidéo rare, enregistrée sur VHS, qu’on se prêtait frénétiquement entre copains. Le partage se faisait de main à main, et non par un simple clic du bout du doigt.
Mon ami Jean-Simon possédait une de ces vidéos rares. Eddie Murphy : Delirious. Il faut se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, la culture américaine, pour le meilleur ou pour le pire, n’était pas aussi accessible qu’aujourd’hui. Du moins pas dans son intégralité. Elle nous arrivait par films hollywoodiens avec un doublage à la limite du compréhensible, gracieuseté de nos cousins français. Il faut avouer qu’il n’y a pas grand-chose de plus loufoque que le charisme et le style des Américains doublés par des expressions franchouillardes. Franchouillard. Même l’expression française pour insulter les Français est ridicule.
Écrasé dans le futon de Jean-Simon, entre deux joints, il me sort une cassette VHS.
– T’as déjà vu ça?
– Je sais pas. C’est quoi?
– Eddie Murphy.
– J’ai vu une couple de ses films oui. C’est lequel?
– C’est pas un de ses films. C’est un show. Dans le temps où il faisait du stand up.
– Du stand up? J’ai jamais entendu parlé qu’il en avait fait. J’ai jamais vu ça nulle part.
– C’est normal. C’est hyper rare ce vidéo. Je l’ai enregistré de mon cousin qui a la cassette.
Une copie illégale d’un spectacle dont je ne connaissais pas l’existence. Le genre de circonstances qui donne l’impression que nous étions à l’aube de vivre un moment unique. Ce fut unique en effet, mais jamais autant que j’aurais pu l’anticiper.
Il glisse la cassette dans le magnétoscope. Les images qui suivirent allaient changer ma vie. Murphy, vêtu d’un étrange accoutrement en vinyle rouge, entouré de garde du corps comme s’il était Elvis en personne, entre sur scène sur le son d’une foule en délire. Il n’a pas encore dit un mot, l’énergie est déjà à son paroxysme. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire seul avec un micro pour se mériter des réactions aussi fortes? Je le découvre bien assez tôt. Il attaque la scène comme un fauve en encourageant les applaudissements pour finalement les laisser s’estomper un brin. Il saisit le micro avec style et procède à manipuler cette foule pendant un peu plus d’une heure grâce à son charisme, son jeu physique et sa dégaine, le tout ponctué de shit, fuck, suck, muthafucka.
Je suis soufflé. Je regarde le spectacle, cambré vers l’avant, exalté comme je ne l’ai jamais été. J’avais certainement déjà vu des humoristes au Québec, mais je n’avais jamais rien vu de tel. Une attitude de rockstar, une liberté totale, autant dans le langage que dans les sujets. Un déclic se fait. Je veux faire ça. Je veux provoquer chez les autres ce vertige euphorique qu’Eddie Murphy me provoque à ce moment précis. Je ne sais pas si c’est possible ni comment y arriver, mais je compte bien m’y dévouer.
C’est ainsi qu’à 19 ans, après mon shift d’emballeur à l’épicerie, installé dans un futon qui pue la cigarette, l’esprit intoxiqué par la marijuana, j’ai pris la décision la plus importante de toute ma vie, me consacrer à l’humour.
Aujourd’hui, avec un peu de recul, du haut de ma trentaine, je réalise que je n’étais pas animé par les raisons les plus nobles. Vouloir être adulé et admiré comme Eddie Murphy l’a été dans les années 80 ne représente plus ce qui m’attire dans ce métier. La routine homophobe et misogyne de Murphy ne figure plus dans ce que je considère comme l’aboutissement ultime de l’art que je pratique. Je repense à ces raisons qui m’ont poussé à installer mes deux petits pieds vierges sur les planches et je ne peux m’empêcher de sourire.
À ma défense, la réalité du showbizness fait en sorte que les raisons premières qui vous y poussent ne sont rarement très dignes ni saines. L’attention démesurée qu’on vous porte n’attire pas les individus les plus équilibrés. Je plaide coupable. Cependant, aussi malsains puissent être ceux qui peuplent cette industrie, ils ont tous un trait en commun. Ils sont prêts à miser gros pour en recevoir tout autant. Prêt à s’exposer individuellement pour un rire collectif.
Depuis ma première blague de petit garçon, j’ai eu beau chercher, je n’ai pas encore trouvé un phénomène plus magnifique que le rire. Dans un monde compétitif où chacun expose sa meilleure façade afin de ne démontrer aucune vulnérabilité, le rire est le dernier rempart, le dernier accès à la vérité de chacun. Les murs des forteresses les mieux gardées s’effondrent lorsque le rire cogne à la porte. C’est une vitrine sur ce qu’il y a de bon en chaque personne. Un concentré de l’être humain à son meilleur.
C’est pour cette raison que je me suis toujours méfié de ces gens qui n’ont pas d’humour. Si tu te trouves trop précieux pour t’abandonner au rire, aussi conne soit la blague, attends-toi à devenir le sujet de ladite blague. Je fuis ceux qui fuient la remise en question par l’humour. L’agélaste (mot inventé par Rabelais qui signifie “celui qui ne rit pas”) a la prétention de comprendre le monde qui l’entoure et ne voit donc pas l’utilité de le remettre en question par des blagues qui le déconstruit. Et qu’est-ce qu’un comique fait avec celui qui pense avoir tout compris? Il le ridiculise.
Le rire permet, pour un bref instant, de se hisser au-dessus de soi et d’emprunter un angle original sur sa propre réalité. Un espèce de voyage astral où l’on regarde son corps inerte et sérieux pour en rire un bon coup avant de le réintégrer à nouveau. Le rire permet de ne pas rester emprisonné en nous-mêmes. Méfiez-vous toujours de ceux qui sont fiers de cette prison. Leur but est, pour la plupart du temps, de se trouver un compagnon de cellule.