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La première fois que j’ai mis les pieds au parc Frédéric-Back, le paysage m’a immédiatement rappelé le long-métrage Stalker d’Andreï Tarkovski. Lors de chaque visite suivante, j’ai essayé tant bien que mal de m’expliquer l’anormalité des lieux. Quiconque s’y est déjà aventuré peut attester de l’atmosphère insolite de ce parc du nord de l’île. Pour saisir l’ampleur des bouleversements ayant mené à la singularité du parc Frédéric-Back, il faut d’abord revenir un peu en arrière.
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L’histoire du quadrilatère débute au milieu du XIXe siècle avec l’exploitation des carrières de la Côte Saint-Michel. Armés simplement de pics et de masses, les travailleurs y récoltent la fameuse pierre grise de Montréal. Au sommet de la production, la moitié de l’actuel quartier Saint-Michel est réservée aux activités d’extraction. En 1957, l’ensemble des carrières du territoire sont réunies sous la bannière commune de carrière Miron. La cimenterie du même nom démarre en 1959 et devient l’une des plus importantes sur le continent. Des parois de calcaire Miron sont sorties, entre autres, les fondations de l’hôpital Sainte-Justine et de la Place Ville-Marie.
Au début des années 60, le dynamitage s’intensifie. La compagnie possède une flotte de camions se comptant par centaines. L’un des plus grands fours à ciment au monde. Deux immenses cheminées rouges et blanches incarnent le rayonnement d’une époque. La cohabitation avec les habitants se fait cependant de plus en plus difficile.
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En 1968, afin d’atténuer les tensions entre l’exploitation et les riverains michélois, une partie du territoire est consacrée à l’enfouissement de déchets domestiques. Près de cent véhicules viennent quotidiennement décharger leur contenu dans le ventre des anciennes cavités, descendant jusqu ’à 75 mètres de profondeur. Les nouvelles fonctions du site viennent toutefois avec une odeur nauséabonde, de la vermine et des nuages de poussière liés au trafic. Au cours des années 70, la lutte citoyenne s’organise et s’intensifie pour améliorer les conditions de vie du quartier, maintenant unifié derrière une cause.
Sous la pression populaire, la Ville achète la carrière Miron en 1984. Le 17 avril 1988, près de 50 000 curieux sont témoins de la maladroite démolition des cheminées de la cimenterie. L’emblème d’un règne s’effondre. La même année, la municipalité envisage le Complexe environnemental de Saint-Michel. C’est la naissance d’une transition.
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Le parc actuel est le fruit d’une mutation amorcée en 1995. Toujours en processus d’expansion, le projet est considéré l’un des plus audacieux plans de réhabilitation environnementale en milieu urbain d’Amérique du Nord. Avec une superficie voisine à celle du parc du Mont-Royal, l’installation finale est prévue pour 2026. L’ancienne carrière Miron sera recouverte à 80% par un espace vert, soit l’un des plus grands de la métropole.
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Similaire au destin du parc Laurier, ce récit pavé de roches et d’ordures semble un souvenir bien enseveli lorsqu’on y déambule. Lors de ma promenade, l’horizon est occupé par des cyclistes, de jeunes couples attablés et des grands-parents affairés à rattraper leurs petits-enfants dans les herbes longues.
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Des ados mangent du griot, des femmes voilées du quartier côtoient des coureurs tatoués sur les pistes au parfum de fin d’été. Y grouille tout un univers citadin néanmoins bercé par une ambiance de solitude, très loin de l’atmosphère surchargée des enclos centraux. Il n’y a pas de sections vouées aux sports organisés, qu’une vaste aire de rêverie champêtre. Un couple contemple les prouesses de leur cerf-volant, un jeune homme s’adonne à la lecture tandis qu’en retrait, une séance de photo coquine se fait discrète. Une destination décalée au charme insaisissable.
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D’incontrôlables tournesols sauvages se sont répandus le long des allées. Une buse à queue rousse survole la plaine avant de se faire poursuivre par une crécerelle au tempérament belliqueux. Le côté rustique contraste toutefois avec le nouvel emblème des lieux, la sphère. Ces structures sortant tout droit d’un film de science-fiction conjuguent l’histoire industrielle au présent. Près de 200 œufs géants sont éparpillés sur les courbes du passé. Leur vocation est de protéger les puits de captation de biogaz. Un réseau sous-terrain de dix-sept kilomètres servant à canaliser le méthane produit par les rebuts.
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Les émanations sont pompées jusqu’à une centrale pour générer de l’électricité tout en évitant une contamination des éléments. Le choix de sa forme sphérique s’explique par une surface constamment en mouvement dû à la décomposition organique. Leur rondeur permet un déplacement topographique sans déformer les traits du panorama.
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Visiblement dans une classe à part, le parc déploie une scénographie constituée de friches et d’installations minimalistes d’une artificialité résolument moderne. Chaque aménagement est calculé malgré un désir évident de nonchalance naturelle. S’y balader offre une grande quiétude, mais difficile de ne pas se laisser distraire par ce cachet un brin tchernobylesque. On marche sur un océan de déchets alors qu’ironiquement il n’y a aucune poubelle dans son centre. En effet, les visiteurs sont priés de jeter leurs ordures en périphérie du parc. Une sensibilisation efficace car le parc lors de ma visite était d’une grande propreté.
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Dans une perspective de cohérence tout aussi écologique, les matériaux utilisés pour les sentiers et les bancs ont tous été récupérés de la zone d’exploitation. Bien que certaines activités d’enfouissement aient toujours lieu, force est d’admettre que le résultat est spectaculaire. Des centaines de criquets bondissent vers l’avant à mon passage. Le son des cigales résonne sur l’immensité de l’espace qui prend chaque année plus d’ampleur. Le 25 août dernier, une nouvelle section d’une dimension de quatorze hectares intitulée La Plaine s’est offerte aux citoyens. La présence encore nombreuse de grilles et de tronçons inaccessibles annonce les contours d’une version plus définitive. Des bulldozers au repos préparent le futur de demain.
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La prolifération des sentiers et l’absence de grands arbres permettent de se repérer sans difficulté dans ce labyrinthe de candeur où flânent escargots et couleuvres. On vient s’y pavaner au coucher du soleil dans l’étreinte des 525 arbres. Nommé officiellement en 2016, le parc Frédéric-Back tire des origines du célèbre illustrateur derrière l’un des joyaux du cinéma d’animation, L’homme qui plantait des arbres.
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Sous un ciel pastel, nous assistons aux prémisses d’une renaissance ambitieuse. Les arbres sont certes encore de jeunes pousses, le sol toujours rocailleux, mais peu à peu, la vie reprend ses droits. Un projet d’aménagement durable avec un fort engagement écologique, envisagé avec un esprit d’accessibilité et non commercial, semble une proposition pour le moins invitante. Après des décennies d’exploitation faisant fi de la qualité de vie des résidents du quartier, le parc Frédéric-Back représente un ajout inestimable.
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Un chien sans laisse tente d’attraper un monarque avant la noirceur. On entend l’écho naissant de rythmes caraïbéens. Au crépuscule, les sphères phosphorescentes éclairent certaines nuits chaudes où des raves s’orchestrent en catimini. La gronde populaire peut désormais danser sur les déchets d’antan en disant mission accomplie.