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L’esprit de tempête

Montréal et l’art de survivre ensemble au blizzard.

Par
Jean Bourbeau
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« Crisse de câlice de crisse », lâche un jeune homme en fixant son char, enseveli sous une montagne de neige. Parfois, un seul sacre ne suffit pas.

Montréal s’est réveillé ce matin sous un manteau blanc impitoyable. Les trottoirs ont disparu, avalés par la poudrerie et les voitures se sont métamorphosées en igloos sous des bourrasques qui mordent les visages. Dans les rues étroites de la Petite-Italie, seules les pointes des rétroviseurs trahissent leur présence.

Du jamais vu depuis des lustres.

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Mais au-delà des soupirs, malgré les retards, un étrange ballet s’organise. Une sorte d’esprit de tempête.

Sur un coin de rue, on pousse une berline embourbée. Plus loin, quelqu’un dégage les marches de sa voisine sous son regard amusé. Des adolescents en hoodie – sans gants, évidemment – font des FaceTime en grelottant. Ici et là, les conversations s’improvisent entre étrangers. On s’encourage, on se serre les coudes, on se laisse photographier. La catastrophe rapproche.

Partout, ça s’active : souffleuses, pelles, balais, à la mitaine, même des souffleuses à feuilles réquisitionnées pour l’occasion. Sur les réseaux sociaux, des gens proposent même leurs bras en échange d’un peu d’argent. Toutes les solutions sont bonnes pour se sortir du pétrin.

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En vrai, ce sont surtout les automobilistes qui écopent. Et chacun a sa technique : donner des petits coups de gaz, reculer, avancer, pelleter sous les pneus, supplier un passant de pousser. Quelque part, le son d’un moteur dont les roues patinent dans le beurre résonne, ce bruit hivernal qu’on connaît trop bien.

Les trottoirs sont impraticables. On marche donc dans la rue, scène rarissime, esquivant les voitures, surtout des Uber et des taxis qui continuent à trimer malgré le bordel. Un livreur UPS, trop confiant dans son empilage, échappe une montagne de colis qui s’éparpillent dans la poudreuse.

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À Villeray, Michel, gardien d’un immeuble depuis 35 ans, secoue la tête. « Deux tempêtes aussi rapprochées? Ç’a pas de bon sens! Jamais vu ça. »

Bernard, adossé à sa Passat coincée dans un iceberg, prend ça avec philosophie : « Une chance que j’suis pas pressé. Au moins, ça nous fait faire de l’exercice. »

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Je croise un photographe de rue. On se montre nos clichés. Trop de blanc, pas assez de contraste. Difficile d’attraper une scène forte quand tout est enseveli. Il faut être rapide, chanceux, et surtout, ne pas trop se geler les doigts.

Et puis, à travers tout ce théâtre d’hiver, il y a cette faune particulière : les sportifs inflexibles. Ceux et celles qui, même en pleine fin du monde, refusent de sauter une séance. Un monocycliste s’entête, zigzague, lutte pour garder l’équilibre. Une joggeuse s’acharne contre le vent, front baissé. Plus loin, une femme en raquettes, une autre en ski de fond. Rien ne les arrête.

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Mis à part ces fanatiques, la majorité des Montréalais avancent à petits pas, les yeux plissés, la peau fouettée par les rafales. Je jalouse ceux qui ont pensé aux lunettes de ski. D’autres traînent leurs bambins dans des luges, jusqu’à ce que les premiers pleurs éclatent sous les bourrasques.

Des enfants, libérés de l’école par la tempête, tentent tant bien que mal de bâtir un fort. Mais la neige, trop légère, s’effondre sous leurs gants. D’en haut, un père hilare les ensevelit sous des pelletées, transformant leur chantier fragile en champ de bataille.

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Malgré tout, la ville refuse de s’arrêter. Les chantiers grondent sous la neige. Les camions de vidanges continuent leur ronde. Les livreurs reçoivent des klaxons sur les quatre flasheurs. Et les piétons marchent en file indienne, vacillant sur des appuis incertains.

Dan, un itinérant croisé près du métro Iberville, hausse les épaules. « Journée pas si pire. Les gens sont généreux. »

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Sur son balcon, Ghislaine, elle, observe la tempête avec l’œil de quelqu’un qui en a vu d’autres. Elle évalue, à vue de nez : « Facile, 40 centimètres… pis c’est pas fini. » Évidemment, elle me parle de 1971, la fameuse tempête du siècle. « On sautait du deuxième étage direct dans la neige. Ça, j’vais m’en souvenir toute ma vie. »

Je pousse la porte d’un dépanneur pour me réchauffer et changer de lentille. Derrière le comptoir, la dame me lance un sourire éclatant. « Aucun problème, il fait beaucoup neige », dit-elle avec un charmant accent chinois.

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Mes doigts sont gelés, mais dehors, la ville s’entête à vivre. Une chorégraphie de petite survie où se mêlent résignation, entraide et éclats de rire enneigés.