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Vendredi soir, centre-ville de Port-au-Prince. Le Barbancourt nous abreuve, le raboday* [ra-bo-daï] et les derniers succès rap nous font danser: un vendredi soir comme on les aime.

Sous nos pieds, la rue est devenue la piste de danse de ce bar où je me destinais, sans jamais y entrer.

En effet, la clientèle du Drunk and More avait laissé le bar pour gagner la rue et les étoiles. Les employés ont judicieusement dirigé les hautparleurs vers l’extérieur et les rares voitures qui osaient passer obligeaient les danseurs à casser le rythme pour qu’elles passent. Comme dans un match de hockey de rue, les passagers et les noctambules s’observent et s’analysent, presque au ralenti, les yeux dans les yeux, avant de laisser passer la bagnole pour reprendre la danse exactement là où ils l’avaient laissée.

La foule vue du haut d’un char allégorique pendant le dernier carnaval
haïtien. Le carnaval annuel permet à certains DJ de monter sur les chars
pour entonner les plus célèbres airs de raboday, une musique
électronique inspirée des traditions haïtiennes.

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Plus tard, quand une voiture de police est arrivée, ce fût encore lentement, pour que les agents soient bien certains qu’aucun geste obscène ne serait commis.

En effet, ces gendarmes ont un rôle capital dans le pays de Sweet Micky. Les bonnes mœurs sont à l’avant-plan de la vie nocturne de la perle des Antilles.

Il est déjà très mal vu de s’embrasser dans les parcs ou même devant les portes de l’aéroport avant une séparation déchirante. Encore moins dans la rue. Il y a des endroits pour ça : les chambres à coucher.

Mais les jeunes veulent danser, c’est connu, et les jeunes veulent embrasser, c’est certain. Alors restent les seules exceptions, les fêtes. Les zo kiki comme celle de vendredi dernier sur la rue devant le Drink and More.

Dans ces fêtes, les danses suggestives sur de l’électro, du rap ou du dancehall sont parfois les mêmes qu’en Jamaïque ou dans les vidéoclips. Et c’est ça qui fait sursauter les autorités judiciaires se réclamant de la moralité. Alors que de véritables problèmes de sécurité existent dans certains coins de la ville, dans les camps en particulier, les mœurs d’une jeunesse dite dépravée occupent ironiquement la première place dans les préoccupations de la justice.

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Le chef du parquet de Port-au-Prince a ainsi identifié la délinquance juvénile comme sa grande priorité dès son assermentation en janvier. Selon lui, les jeunes dans les clubs sont des «débauchés sexuels» qui mènent à la prostitution et au détournement de mineurs. Il affirme lui-même se présenter dans les clubs, déguisé en jeune, pour surprendre les fêtards un peu trop explicites. Au moins une centaine de personnes ont été arrêtées dans ces opérations depuis janvier selon lui. De ce nombre, en plus des dizaines de jeunes, sa lutte contre les «dérives sexuelles dans la société haïtienne» a mené à l’arrestation de médecins pratiquant l’avortement.

Pourtant, la danse nationale, le compas, est aussi le plus célèbre des préliminaires, mais sa pratique est balisée par des codes stricts et son exécution est faite le plus souvent sur des pistes de danse baignées dans le noir total. Dans les clubs, la jeunesse d’aujourd’hui ne se contente plus de se frotter le bassin l’un devant l’autre dans les coins sombres. Parfois c’est aussi l’un derrière l’autre, la plupart du temps au milieu d’une foule, toutes lumières allumées. Plus de cachette. C’est pour ça que les jeunes, il faut les chaperonner.

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Tel un Gérald Tremblay démuni devant des étudiants en grève, Jean Renel Sénatus a lancé un appel aux directeurs d’école et aux parents pour ne plus surprendre d’étudiants dans la rue sans autorisation écrite.

Évidemment, la verve et la poigne de Sénatus n’a pas qu’aidé sa cause. Aujourd’hui, si les zo kiki ont très mauvaise presse, nombreux DJ et rappeurs s’en réclament pour améliorer leur crédibilité. Les envolées lyriques contre la jeunesse dépravée de Sénatus a fini par le faire surnommer commissaire «Zo kiki» dans la population.

Ça fait vingt-cinq ans que je visite ce pays. Depuis que je suis enfant moi-même. Et s’il y a une chose qui ne change pas d’Haïti, c’est l’aptitude des gens au pouvoir à dire des insanités. Comme ce député, voulant immuniser ses collègues et lui-même d’éventuelles poursuites, qui vient de déposer un projet de loi garantissant l’«irresponsabilité» perpétuelle des parlementaires ou bien la Ministre de la Condition Féminine qui organisait une demi-journée de prière pour le président de la République.

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À entendre les politiciens au pouvoir au Québec ces jours-ci, je trouve la classe dirigeante d’Haïti de moins en moins rocambolesque. S’il y a des crises urgentes en Haïti, il y a aussi des shows de motocross et des babyboomers qui pensent que la jeunesse est décadente. Comme partout finalement.

C’était mon histoire haïtienne. À chaque semaine, tant qu’il y aura de l’électricité, j’en ramènerai une autre.

Etienne Côté-Paluck est un journaliste et directeur de production basé à Port-au-Prince.
Texte écrit en collaboration avec Nicolas Champagne.

*Pour écouter un peu de Raboday: http://www.masalacism.com/2012/01/electro-haiti/

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