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Les voisins d’autoroute

Rencontre avec ceux qui vivent collés sur les voies rapides.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« La première fois, la voiture a atterri dans la chambre à coucher. La deuxième fois, l’automobile s’est encastrée dans le balcon… »

Assis dans sa cuisine, Sylvain raconte les deux fois où une voiture a percuté la propriété où il vit depuis près de quarante ans.

Ce genre d’incident inusité n’arrive pourtant jamais sinon une fois dans la vie si on est vraiment badlucké, mais pas pour Sylvain, ni pour la maison d’en face, où trois voitures ont terminé leur course au fil des années.

La raison : Sylvain et son voisin habitent juste en face du boulevard Crémazie dans l’est de la métropole, à l’ombre de l’autoroute 40. Son quartier est bruyant et poussiéreux et le trafic y est incessant. Et parmi le flot éternel de voitures qui circulent dans sa cour, oui, ça arrive que certaines se ramassent sur son terrain après une perte de contrôle. Comme une sorte de roulette russe routière permanente.

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Vieux fantasme de reportage maintes fois repoussé, ça fait longtemps que je veux aller à la rencontre de ces gens qui voisinent des autoroutes.

Les plus proches, là, pas ceux et celles qui ont le « luxe » d’un mur antibruit ou d’une bonne distance avec la voie rapide.

Non, ces personnes dont les murs tremblent, qui sont condamnées à vivre les portes et fenêtres fermées, qui ne peuvent pas étendre leur linge à cause de la poussière.

Bref, ceux et celles pour qui l’expression my way or the highway pourrait plutôt être rebaptisée my way is the highway (pas sûr de celle-là).

@_urbania Habiter à côté d’une autoroute : rêve ou cauchemar? 🛣 #quebec #qc #autoroute #auto #char #voiture #trafic ♬ son original – URBANIA
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« Ça n’arrête jamais »

Mon pèlerinage s’amorce à quelques kilomètres de chez moi, au pied de l’autoroute Métropolitaine. Chaque fois que je croise la 24e Avenue depuis le boulevard Décarie, j’ai une pensée à la fois solidaire et catastrophée pour les quelques bungalows qui s’élèvent dans le tumulte de la congestion et du passage des poids lourds.

Je cogne à la première maison, qui donne directement sur le boulevard achalandé. « Je m’excuse, mon bébé vient de s’endormir, peut-être une prochaine fois… », chuchote un homme par l’entrebâillement de la porte, sa voix à peine audible à cause du vacarme ambiant.

Je n’ai même pas le temps de me dire qu’endormir un enfant dans de telles conditions relève de l’exploit que l’homme enfile un manteau pour me rejoindre dehors.

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« Ça fait un an et demi que je suis ici et c’est trop bruyant. Ça n’arrête jamais, les camions surtout, alors on ne profite jamais de la cour », résume, l’air excédé, Yu, qui avait sous-estimé le bruit en achetant sa propriété. « L’agent d’immeuble ne nous en a pas vraiment parlé, sinon pour dire que c’est correct », soupire celui qui se retrouve un peu coincé à cause de la hausse vertigineuse du prix des maisons et de la difficulté qu’il aurait à se départir de la sienne.

« L’évaluation municipale a presque doublé, les taxes grimpent. Pour l’instant, on ne peut pas déménager », tranche le propriétaire, qui a au moins aménagé ses chambres – dont celle du bébé – à l’extrémité de la maison opposée à l’autoroute.

«On a appelé Transports Québec il y a quelques années, parce que j’entendais la maison craquer. Quand ça roule vite, on entend aussi les vibrations partout.»

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Il rentre chez lui au son des klaxons et des moteurs. Je traverse à la maison en face, de l’autre côté de la petite rue qui a elle-même des airs d’autoroute tellement les automobilistes l’empruntent. « En plus de la circulation, il y a beaucoup d’autobus. On a signé une pétition il y a quelques années pour un dos d’âne, mais il a été installé de l’autre côté de la 40… », se désole Sylvain, qui m’accueille à l’intérieur de la maison où il habite depuis une quarantaine d’années avec sa femme Maria.

Comme Yu, le couple semble se réjouir de voir un journaliste débarquer de nulle part pour lui permettre de ventiler sa cacophonique réalité. « On a appelé Transports Québec il y a quelques années, parce que j’entendais la maison craquer. Quand ça roule vite, on entend aussi les vibrations partout. Après avoir fait des tests avec des détecteurs, on nous a répondu que le niveau de bruit était acceptable », explique Sylvain, qui a vu la situation se dégrader au fil du temps.

« Il y avait beaucoup moins de chars il y a 40 ans. Là, ça roule le jour, la nuit et la fin de semaine. Quand il y a plus de trafic, c’est un peu mieux. Sinon, ça roule vite et le paysage des camions sur les joints de dilatation de l’autoroute fait shaker la maison », raconte Sylvain pendant que Maria opine, en retrait sur le sofa devant la télé, où passe une émission animalière.

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Lorsque je fais remarquer que c’est moins bruyant que je pensais à l’intérieur de la maison en comparaison avec le boucan extérieur, Maria éteint le son de la télé.

«On a changé nos fenêtres, on a l’air climatisé en été et on a déménagé notre chambre au sous-sol, mais on entend pareil.»

Ouf, ok, c’est peut-être moins intense que dehors, mais on perçoit clairement le vrombissement incessant, comme un irritant bruit de fond permanent. « On a changé nos fenêtres, on a l’air climatisé en été et on a déménagé notre chambre au sous-sol, mais on entend pareil », assure le couple, qui fait son possible pour maintenir une qualité de vie normale dans ce décor anormal.

De toute façon, impossible de laisser les fenêtres et les portes ouvertes à cause de la poussière, renchérit Sylvain, déçu de ne pas pouvoir exploiter à sa guise sa belle grande cour. « J’avais une piscine de 18 pieds avant, mais on devait passer la balayeuse deux fois par jour tellement il y avait une couche graisseuse noire causée par le monoxyde de carbone », rapporte-t-il.

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Sa femme aussi a perdu l’habitude de profiter de la cour où elle aimait profiter du soleil, et pas seulement à cause de la poussière. « Il y a quelques années, chaque van qui passait faisait vibrer un trou d’homme pendant des semaines. Un matin, on l’a retrouvé planté de côté dans le gazon exactement à l’endroit où Maria se faisait bronzer… », se remémore Sylvain, racontant aussi cette autre fois où un cap de roue a littéralement traversé son garage.

Maintenant que les enfants ont quitté le nid, le couple songe parfois à plier bagage, toutefois conscient de l’impasse actuelle. « On nous a déjà proposé 300 000 $ pour la maison il y a 15 ans. Aujourd’hui, ça serait difficile…», croit Sylvain.

Les autos, les camions, les trains et les avions

L’autoroute 20 a des airs de piste de course à travers la fenêtre de chez Brenda, qui vit dans un mini-complexe de maisons en rangées en bordure de la voie rapide, à la hauteur de Dorval.

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L’heure de pointe vient de passer, les voitures et poids lourds filent à vive allure. Mais l’autoroute 20 n’est pas le seul irritant pour les riverain.e.s du bitume. « Il y a les autos, les camions, mais aussi les trains et les avions. C’est vraiment bruyant! », peste Brenda en référence à la voie ferrée qui longe l’autoroute et au couloir aérien menant au tarmac de l’aéroport Trudeau tout près. La totale, bref.

« En plus, ils ont coupé tous les gros arbres en face il y a quelques semaines et c’est pire parce qu’ils absorbaient un peu le bruit », déplore celle qui habite sa résidence depuis une vingtaine d’années.

Un peu plus loin, Eduardo souffle les feuilles sur son terrain, bonifiant de quelques décibels le tintamarre habituel. « Les fins de semaine, c’est plus tranquille, il y a moins d’achalandage sur l’autoroute », constate l’homme, qui dit avoir appris à vivre avec cette cohabitation tapageuse. « Je me suis habitué et ça ne m’empêche pas de dormir. Mais il y a des gens qui finissent par quitter, surtout à cause des trains de marchandises la nuit. »

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Difficile de ne pas avoir un peu d’empathie pour ces gens à la vue de leur barbecue, petites terrasses et beaux jardins donnant directement sur l’autoroute, derrière une simple clôture.

« Quand j’ai de la misère à dormir, j’écoute ma petite radio portative »

Je poursuis ma quête, cette fois en empruntant l’autoroute 40 vers Trois-Rivières. J’ai téléchargé une application de sonomètre sur mon cellulaire pour comparer la pollution sonore entre chez nous et les endroits où je vais. Selon un guide d’échelle des décibels trouvé sur le web (ça vaut ce que ça vaut), entre 30 et 40 décibels, c’est acceptable, entre 45 et 60, c’est supportable, et au-dessus de ça, c’est pénible. Je teste chez moi avant de partir : 45 dans la maison et 56 dehors, rien d’agressant.

Je sors de l’autoroute à la hauteur de Pointe-aux-Trembles en apercevant sur le fly un pâté de maisons en bordure de la voie de service.

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Une pancarte à vendre est plantée devant la maison à l’angle de la 40e Avenue et du boulevard Métropolitain, la plus collée sur l’autoroute. Le passage des camions est effréné et assourdissant. Mon sonomètre oscille autour de 80. La maison en vente semble abandonnée. Je passe un coup de fil au courtier immobilier, qui dégage une belle confiance sur sa photo.

Ce dernier me rappelle en quelques minutes, m’indique d’emblée que la maison est vendue. « C’est la première fois que je vends une maison située aussi près de l’autoroute. Ça n’a pas été long ni difficile. Pour les acheteurs, la proximité avec l’autoroute était un plus », explique Fabrizio, qui se garde de dévoiler le prix.

Il assure avoir été transparent en ce qui a trait à l’emplacement de la maison. « De toute façon, [les nouveaux propriétaires] s’en seraient vite rendu compte assez vite! », souligne Fabrizio.

«Le bruit, souvent, c’est à cause des bosses, mais on s’habitue et l’hiver, c’est moins pire.»

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J’entreprends de sonder un peu le voisinage. À quelques maisons de la voie de service, un homme s’adonne à des travaux mécaniques sur sa voiture dans la rue, en conversation avec une femme.

Pas besoin de leur tordre un bras à eux non plus pour qu’ils me partagent leur réalité particulière. « Le bruit, souvent, c’est à cause des bosses, mais on s’habitue et l’hiver, c’est moins pire. Je fais pousser des cèdres pour couper le son un peu », débite Denis, flanqué de Francine. « Moi, ma chambre est en haut et j’entends les vibrations. Quand j’ai de la misère à dormir, j’écoute ma petite radio portative », confie-t-elle.

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Le couple a acheté sa coquette maison il y a 45 ans pour une bouchée de pain. Le décor était alors bien différent. « On était dans le bois et on avait la seule maison. Il y avait moins de trafic à l’époque et on avait des maringouins. On a élevé nos enfants ici », se remémore Denis.

La rue a bien changé et le prix des maisons a explosé ici aussi. « La maison là-bas s’est vendue 399 000 $, c’est du vrai vol! On a des petits-enfants qui habitent pas loin, sinon, je déménagerais », confie Denis, qui aurait du mal à trouver une maison abordable ailleurs avec le marché actuel.

En attendant, Denis et Francine s’accommodent. « C’est quand même chez nous, ici, je suis bien. Si on veut mettre le stéréo dans le tapis dehors, personne ne va s’en plaindre », illustre Denis d’une voix forte, qu’il attribue au fait de toujours devoir crier lorsqu’il est dehors.

Pendant que les camions roulent en trombe au bout de la rue, Denis m’amène à l’arrière de sa maison me montrer ce qui le retient surtout ici. La cour est immense et s’étire jusqu’à un boisé. Un jardin, un cabanon et une piscine recouvrent la pelouse. « On est pas mal toujours ici, c’est beau, mais c’est sûr que j’aimerais déménager un jour », tranche Denis, tandis que l’aiguille de mon sonomètre pointe les 70 décibels (niveau pénible).

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« L’autoroute ne nous gêne en rien »

Je mets mon clignotant un peu plus loin dans une sortie menant à Repentigny, attiré par quelques grosses demeures alignées côte à côte à un jet de pierre de la 40.

On émerge dans un quartier un peu plus cossu, ressemblant à celui de mon enfance (à une autoroute près). Le tintamarre de l’autoroute ne semble jamais se relâcher, mon sonomètre frise les 60 décibels (supportable).

Je cogne à une première maison au hasard, d’où émerge un jeune homme en bedaine. « J’étais en train de dormir, je travaille de nuit… », m’informe néanmoins de bonne humeur le sympathique Daniel.

Sauf une courte période où il a vécu à Montréal, il a grandi à quelques rues d’ici, avant de s’installer à son tour dans son patelin. « C’est très familial ici, il y a beaucoup d’enfants et on profite beaucoup de nos cours. L’autoroute ne nous gêne en rien, mais c’est sûr que c’est jamais le calme plat. On s’habitue », résume Daniel.

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Le voisinage devrait profiter prochainement de l’agrandissement d’un mur antibruit, en chantier non loin d’ici depuis cette année. « Mais c’est sûr que les maisons de l’autre côté de la rue valent le double de la mienne », admet toutefois Daniel.

Un peu plus loin, Georges* est en pleine job de peinture dans son salon. Il vient tout juste d’acheter sa maison et n’a pas encore passé sa première nuit sous son nouveau toit. « Il m’a dit qu’un mur antibruit s’en venait. Vous savez quand? », demande l’homme, une pointe d’inquiétude dans la voix, qui estime ne pas avoir nécessairement payé sa propriété moins cher à cause de l’emplacement.

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« J’étais dans un immeuble. Je voulais une maison isolée. Je dois accepter ma vie ainsi », résume Georges, d’avis que le bruit n’est « pas trop pire » à l’intérieur. « Moi, je ne pourrais jamais habiter ici », lance au passage son neveu venu lui donner un coup de main pour peinturer.

« Pour nous, c’est une distraction »

Je termine ce périple à l’entrée de Trois-Rivières, dans un parc domiciliaire baptisé « Lac-des-Pins ». Claude, 83 ans, m’accueille chaleureusement dans la maison qu’il partage seul avec son fils de 52 ans depuis le décès de son épouse au début de l’année.

« J’ai acheté il y a 41 ans. À l’époque, c’était des chalets et tous les résidents ou presque étaient des policiers. Ils sont tous morts aujourd’hui », raconte l’octogénaire à l’oeil pétillant, qui m’entraine sur sa véranda donnant sur l’immense cour boisée recouverte de feuilles mortes… et donnant sur l’autoroute au loin.

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Si le son de la circulation est vite fatiguant pour des oreilles profanes, Claude a cessé de l’entendre il y a fort longtemps. « On est dehors du printemps à l’automne, on finit pas l’oublier. Les pires moments sont les vendredis et dimanches soirs, quand Montréal se déplace », analyse l’homme, ajoutant que la meilleure qualité des moteurs et des pneus a contribué à diminuer le bruit.

«On ne s’ennuie jamais en regardant l’autoroute. On a vu toutes sortes de choses…»

Mais Claude n’est pas du genre à se plaindre. Au contraire, il affectionne son voisinage avec l’autoroute. « Il y a quelques années, des gens parlaient de construite un mur antibruit, mais moi et ma femme étions contre. Pour nous, c’est une distraction et on ne s’ennuie jamais en regardant l’autoroute. On a vu toutes sortes de choses… », souligne avec nostalgie Claude, citant en exemple le passage d’un bateau toutes voiles sorties dans une remorque et de « très beaux motorisés ».

Il a même fait installer une piscine l’an dernier pour profiter encore plus de sa cour avec son garçon. « Depuis le décès de ma femme, trois agents d’immeubles sont venus me proposer de vendre, me disant pouvoir en tirer 300 000 $. Mais je refuse. Tant que je vais être capable d’éplucher mes patates, je vais rester ici. »

*SVP, n’y voyez pas un manque de sensibilité de ma part si pratiquement tous les intervenants de ce reportage sont des hommes, c’est arrivé comme ça au gré du hasard. Les deux seules femmes interrogées ont préféré ne pas être photographiées.