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Les visages de la résistance
Je roule à vélo sur la rue Sherbooke, où je croise un homme en fauteuil roulant sur lequel flotte un immense drapeau palestinien en train d’invectiver un homme coiffé d’une kippa sur le trottoir, accompagné d’une fillette. Celle-ci se cramponne à son père, la scène est forte.
Deux jours auparavant, la semaine s’amorçait dans le sang, la terreur et les larmes, en marge de cette frappe israélienne sur un camp de déplacés à Rafah, dans la bande de Gaza, se soldant par au moins 45 morts et près de 250 blessés.
Des enfants et des femmes pour la plupart, victimes collatérales d’un conflit qui s’enlise. Morts dans l’impuissance et l’indifférence, sauf pour le partage d’une photo virale sur Instagram. Le plus grand élan de solidarité mondiale depuis Black lives Matter, créé par l’IA. Pensez-y.
À environ 9000 kilomètres de là, le jour même, le campement McGill, né dans la foulée d’un mouvement qui a pris racine sur les campus américains, soulignait son premier mois d’occupation.
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Ce camping pacifique s’est ensuite étendu à l’UQAM et à l’Université de Sherbrooke. Au moment d’écrire ces lignes, les étudiants du campement de l’UQAM annonçaient leur intention de plier bagage, lorsque, la veille, le CA de l’Université adoptait une résolution répondant favorablement à leurs revendications. L’Université appelle donc à un cessez-le-feu immédiat, reconnaît l’atteinte grave aux droits de la personne fondamentaux en Palestine et s’engage à cesser tout investissement dans des fonds ou des compagnies profitant de l’armement d’Israël.
Avant l’annonce de ce revirement significatif au sein du mouvement, j’ai fait une tournée des trois campements pour prendre le pouls de cette rébellion symbolique et essayer de lui donner un visage.
Le village gaulois propalestinien de l’UQAM
J’ai amorcé ma tournée à l’UQAM, lundi dernier. L’orage grondait et des avertissements de tornade étaient en vigueur dans les Laurentides.
Dans la cour intérieure du Complexe des sciences Pierre-Dansereau, le campement est ceinturé de clôtures, faisant figure de village gaulois résistant à l’envahisseur.
Et l’envahisseur, c’est tous ceux à qui l’on refuse l’accès à l’intérieur de cette courtepointe de bâches bleues, vertes et blanches empêchant de voir à l’intérieur du site, journalistes inclus.
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Dans quelques minutes, à voir les nuages de plus en plus opaques se former au-dessus de nos têtes, elles serviront à bien plus que bloquer la vue des curieux.
« Université Populaire Al-Aqsa de l’UQAM », « Free Palestine! », « Viva intifada » : les graffitis et slogans propalestiniens tapissent les murs et les vitrines du pavillon universitaire.
Devant l’entrée principale du camp, impossible d’accéder au campement.
Une poignée de militants, le visage dissimulé derrière des masques, des keffieh et des verres fumés, bloquent l’accès . J’ai beau plaider travailler pour URBANIA, un média indépendant d’extrême gauche, rien n’y fait. J’imagine que le fait d’avoir l’air d’être le papa de notre lectorat nuit à ma candidature. On aurait dû envoyer mon collègue Jean, qui a l’air d’un vrai révolutionnaire. « On va vous souhaiter une belle journée », tranche un barbu intransigeant, mais néanmoins poli.
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Sur place, tout semble normal. Les gens circulent librement en dehors et à l’intérieur du site. Une petite équipe s’adonne même à une petite séance de jardinage dans le lopin de terre situé en face.
Je fais le tour du campement, toutes les entrées sont barricadées. Sur le trottoir, tout au long de mon périple, un groupuscule m’a à l’œil. Une jeune femme me photographie avec son cell. La méfiance est palpable.
La pluie redouble d’ardeur, le vent se lève. Je trouve refuge sous une tente près de l’entrée. Sur une table, il y a des dépliants gratuits. Je tue le temps en parcourant celui d’un festival anarchiste passé.
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Leila Khaled, une des représentantes du camp, sort au même moment, le cellulaire vissé à l’oreille.
J’attends la fin de son appel pour lui demander des nouvelles du campement, faute d’y avoir accès. On prend place sur un banc sous un arbre, le seul à être encore sec.
Quelques heures plus tôt, une demande d’injonction était autorisée, visant à dégager de deux mètres le bâtiment pour des enjeux de sécurité. « On va essayer de suivre ces restrictions dans la mesure du possible, mais on considère que c’est un démantèlement déguisé », souligne Leila.
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Un campement pour donner une voix
Leila réagit aux attaques israéliennes à Rafah, qui plombent l’ambiance à l’intérieur du campement.
« Une preuve supplémentaire de l’ampleur du génocide », affirme-t-elle, ajoutant observer un double standard entre des bébés décapités et le silence de la communauté internationale.
Aussi tragique que soit ce nouvel épisode de violence, il ne fait que valider leur cause, renchérit Leila.
« C’est sûr que sans campement, notre voix ne serait pas entendue de la même façon. »
Plus de 230 jours après le début de cette guerre entre le Hamas et Israël, dans laquelle la population civile palestinienne coincée à Gaza semble désormais l’unique perdante, Leila Khaled ne s’habitue pas à l’indifférence ambiante.
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« Il existe deux mondes parallèles qui sont en train d’évoluer côte à côte. J’ai du mal à comprendre comment nos vies peuvent continuer pendant qu’un génocide se déroule avec la complicité de l’Occident. Pour moi, c’est d’abord un enjeu de justice. Je ne me permets pas de fermer les yeux devant toutes ces atrocités. »
Quant à la stratégie consistant à empêcher les médias d’entrer dans les différents campements, elle vise d’abord à protéger ses occupants.
« Il faut prendre en considération le profilage politique qui se fait ici. C’était le cas en 2012 (Printemps érable), et ça l’est toujours. Plusieurs personnes ont été, dans le passé, pénalisées pour leurs idées », souligne la porte-parole.
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Une ouverture à l’Université Sherbrooke
À l’Université de Sherbrooke, l’ambiance est drastiquement différente. Une vingtaine de tentes sont installées sur le terrain en face du Pavillon multifonctionnel depuis le 17 mai dernier.
Il vente fort et un gros drapeau palestinien flotte en face du campement, devant lequel coule un petit ruisseau. Malgré la session d’été qui est commencée, c’est plutôt tranquille sur le campus.
J’apostrophe une étudiante en train de pianoter sur son cell sur le trottoir.
-Pis? Le monde en pense quoi, du campement?
-Honnêtement, je ne suis pas trop au courant de l’actualité.
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Je me dirige vers le campement, où une poignée de militants sont rassemblés à l’ombre d’une tente, assis à une table de pique-nique. L’accueil, chaleureux, est à des années-lumière de celui vécu la veille à l’UQAM.
Malgré tout, une certaine méfiance perdure.
-C’est quoi, ça, URBANIA?
Une fois les présentations faites, on m’offre gentiment du thé à la menthe et des dattes en attendant les porte-paroles, seuls autorisés à répondre à mes questions.
William, un rouquin sympathique, fume la pipe en me jasant un peu dans l’intervalle. Sur la rue voisine du campus, un automobiliste klaxonne en solidarité.
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Manu Roche-Pilotto et Assya Si-Ali, les deux jeunes porte-paroles, s’amènent et me racontent la genèse de leur occupation, née avec le soutien d’ organismes locaux . « On a un noyau d’une quinzaine de personnes qui campent, mais les gens peuvent venir quand ils veulent et plusieurs repartent dormir chez eux », résume Manu, qui profite du campement pour tenir des sessions d’information ou organiser des manifestations.
« Notre réalité est différente, ici. Il y a moins de présence sioniste, mais plutôt des gens avec des idées plus conservatrices ou qui ne savent même pas ce qui se passe. Il y a un dialogue, c’est ce qu’on souhaite », explique Assya.
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« On sent un peu le vent tourner »
Ce dialogue s’étend aussi à la direction de l’Université, ouverte depuis le premier jour à la présence d’un campement propalestien sur son campus principal. « Ce qui se passe actuellement à Gaza est bouleversant, et nous sommes de tout cœur avec les gens qui sont touchés directement ou indirectement par ce conflit. Nous condamnons toute forme de violence, et souhaitons un cessez-le-feu immédiat », a mentionné cette semaine le recteur Pierre Cossette.
Fait à noter : outre les associations étudiantes, plusieurs profs appuient aussi ouvertement les campements, tant à Sherbrooke qu’à Montréal.
Ça, c’est sans compter quelques voix parmi les élus qui commencent à condamner les attaques d’Israël dirigées contre les populations civiles.
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« On sent un peu le vent tourner. Les gens comprennent qu’on ne soutient pas le Hamas, réalisent que c’est le peuple palestinien qui est opprimé », constate Manu, qui évoque également un soutien direct, par des dons de nourriture et des coups de klaxon. « Un prof nous a acheté de la pizza », mentionne-t-il.
Assya dit veiller à bien intégrer les nouveaux visages qui se présentent sur le campement. « C’est une première expérience pour nous tous, on a appris en créant le campement », admet-elle. Côté logistique, Manu ajoute que plusieurs avaient par chance une bonne expertise de camping. « On a même eu un atelier de nœud! »
Le duo se prépare à une troisième rencontre avec la direction de l’Université en après-midi. Même si le dialogue est ouvert, les manifestants ont des revendications et veulent être pris au sérieux.
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« On veut aussi que l’Université rende public le boycottage de liens avec Israël, la reconnaissance d’un génocide et la création d’un programme d’accueil pour les étudiants palestiniens, comme ce fut le cas avec l’Ukraine », énumère Manu.
Pour l’heure, les campeurs assurent avoir l’intention de rester le temps qu’il faudra, dans une relative indifférence.
« Je les supporte, mais pas au point d’aller camper », résume Félix, un étudiant croisé pendant que je retournais à ma voiture.
« On ne va pas bouger »
Je termine ma tournée à l’Université McGill, là où tout a débuté.
Le contraste entre les étudiants qui déambulent sur le campus et l’immense camp étalé sur une grande superficie de la pelouse est frappant.
Quelques manifestants creusent à la pelle des rigoles autour de l’enceinte du campement, à quelques mètres des finissants en toge coiffés de leur mortier, qui prennent la pose avec leur diplôme.
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La méfiance se fait rapidement sentir quand je m’approche de l’entrée du camp. À nouveau, on me refuse l’accès.
La tension est ici plus légitime. Le terrain a notamment été le théâtre de manifestations propalestiniennes et pro-israéliennes, sous forte surveillance policière. Ajoutez à ça une nouvelle demande d’injonction déposée par McGill pour démanteler le campement, après avoir échoué à convaincre la Cour qu’il représente « un tort sérieux ou irréparable ». De leur côté, les étudiants reprochent à McGill d’investir des millions de dollars dans des compagnies qui endossent ou contribuent aux violences dans la bande de Gaza.
Dès que je prononce le mot « média », on me parachute un dénommé « Pompon » qui vient à ma rencontre, à l’extérieur du vaste camp.
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Le porte-parole m’assure que le moral des campeurs est intact et réitère leur intention de ne pas bouger.
« L’Université a perdu deux injonctions de suite, on est optimistes que nos revendications seront entendues. »
Les horreurs de Rafah ont eu un effet dévastateur à l’intérieur du camp, et ont contribué à augmenter la motivation des troupes et à leur fournir des arguments pour mettre de la pression, ajoute le porte-parole.
Invoquant des raisons de sécurité, ce dernier refuse de dévoiler le nombre de personnes demeurant dans le campement, mais souligne qu’il y a des gens de tous les âges, et même des enfants.
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Pompon ne cache pas sentir aussi le vent tourner en faveur de leur mouvement. « Je pense qu’on assiste à un mouvement étudiant sans précédent. On écrit une page. Il y a une prise de conscience collective », résume-t-il, ajoutant que leur action tue aussi certains préjugés entretenus sur les jeunes, qu’on accuse parfois d’être désintéressés et uniquement obsédés par leur cellulaire.
En quittant, quelques militants perchés au-dessus des clôtures prennent la pose devant des badauds. Lorsque je m’approche avec mon cellulaire, une fille fait non de la tête.
La solution au conflit israélo-palestinien
Pour le reste, les prochains jours seront déterminants pour voir si le démantèlement de l’UQAM fera boule de neige et mettra fin au mouvement en sol québécois. Mais à l’autre bout de la planète, le conflit s’enlise et ne laisse transpirer aucun signe de paix.
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Pour conclure ce récit, je repense à cette dame un peu bizarre croisée en début de semaine à l’UQAM, qui m’a raconté de manière décousue avoir croisé, il y a quelques années, dans un bus montréalais, un homme qui prétendait avoir perdu plusieurs membres de sa famille aux mains des Israéliens. Cette rencontre l’avait menée à la bibliothèque, où elle s’était mise à lire tout ce qui touchait la guerre en sol palestinien.
Cette expertise l’avait donc conduite à l’UQAM, où elle m’a apostrophé pour me révéler le fruit de ses recherches.
-J’ai trouvé la solution!
-La solution à quoi?
-Au conflit israélo-palestinien.
-Rien de moins. Et c’est quoi?
-L’amour.
Ah! Si la vie était si simple.