.jpg)
Les vaches en cavale sont de retour au bercail
« Moi, je les aime encore, je les aime depuis le début et je leur pardonne ce qu’elles ont fait », résume Pierre Lapointe, accoté contre une grange dans laquelle rumine une dizaine de ces vaches délinquantes dont la cavale rocambolesque a été suivie tel un feuilleton national.
Sur les vingt-quatre vaches qui avaient pris la poudre d’escampette l’été dernier pour s’épivarder dans le coin de Saint-Sévère, en Mauricie, la moitié est revenue d’elle-même. Quant aux autres, elles lui ont donné du fil à retordre pendant près de six mois avant de graduellement retourner au bercail.
Les dernières fuyardes ont été récupérées la semaine dernière, au grand soulagement de M. Lapointe, un producteur laitier encore secoué par cette affaire qui a fait jaser jusqu’en Europe.
Il se dit soulagé, mais également surpris, puisqu’il a finalement récupéré plus de vaches qu’il n’en avait initialement. « Au total, vingt-sept sont revenues. J’en ai perdu une à cause d’un accident de voiture, mais trois veaux sont nés durant la cavale », liste Pierre Lapointe, propriétaire de la ferme Clément et fils qui appartenait jadis à son père.
.jpg)
Ce sont les cowboys de Saint-Tite réquisitionnés fin novembre pour rattraper le troupeau – en vain – qui ont repéré dans une lisière la carcasse de la vache percutée par une automobile.
Ces renforts à montures participaient à l’une des stratégies pour mettre un terme à la cavale la plus médiatisée de l’Histoire depuis celle de Bonnie et Clyde. Inutile donc de vous rappeler cette saga en long et en large, sinon mentionner ses quelques faits saillants, au cas où vous viendriez de vous réveiller en sursaut d’un coma de plusieurs mois.
Il y aurait tout d’abord les vaches qui se poussaient à la fin juillet, apeurées par l’orage, tel que se remémore Pierre Lapointe. Les fugitives passaient l’été dehors, à l’instar des deux cents vaches du producteur, lorsqu’elles ont percé en panique une brèche dans leur enclos avant de s’évanouir ensuite dans la nature.
« J’avais une trentaine de vaches dans ce champ précis. Les plus vieilles ont choisi de rester, elles ont laissé partir les jeunes! », badine à moitié M. Lapointe au sujet de ces évadées d’environ deux-trois ans qui n’ont même pas encore commencé à produire du lait.
Un bœuf reproducteur et deux autres mâles castrés complétaient la bande. « J’ai croisé plusieurs fois mon bœuf dans le village de Saint-Sévère et je lui disais : “Awaye! Retourne à maison! J’ai pas envie de perdre mon 5 000 $!” », raconte Pierre Lapointe, mentionnant la valeur de son mâle reproducteur qui a d’ailleurs continué à faire sa job durant cette cavale.
Le village voisin de Saint-Sévère demeure indissociable à cette histoire, puisque c’est dans la forêt de ce secteur que les bêtes se cachaient le jour puis sortaient la nuit pour se taper l’équivalent du Buffet des Continents dans les cultures environnantes, au grand dam des agriculteurs.rices environnant.e.s. Un modus operandi très streetwise pour ce monde bovin qui nous a pris.es par surprise.
.jpg)
Et personne n’a évidemment oublié le passage à Tout le monde en parle de la directrice générale colorée de Saint-Sévère, Marie-Andrée Cadorette, qui avait partagé son désarroi face à la mission la moins « politique municipale » de sa carrière.
« La Municipalité, c’est moi en robe, puis en talons aiguilles… je ne vais pas à la chasse aux vaches! », s’était-elle exclamée au collègue du Nouvelliste qui, le 23 novembre, avait ébruité l’affaire en premier dans un texte figurant jusqu’ici parmi les plus savoureux du présent millénaire. La fonctionnaire municipale avait reproché au MAPAQ (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation) de dormir au gaz en la laissant se démerder avec ce problème seule.
Et problème il y a eu, puisque les vaches hors de contrôle sautaient des clôtures, piétinaient tout ce qui pouvait se piétiner, ravageaient des champs de soja ou de maïs et circulaient par les routes à la tombée du jour. En tout, les vagabondes seraient responsables de dégâts s’élevant à plusieurs milliers de dollars.
Pierre Lapointe a reçu des poursuites de la part de huit agriculteurs s’élevant à environ 200 000 $. « Ils ne m’en veulent pas et comprennent la situation. J’ai fait une entente avec eux en leur disant que mes assurances vont couvrir ce montant et même le déductible », se console le producteur laitier, émerveillé par l’état peu rachitique de ses vaches. « Elles sont belles, elles sont grosses, elles ont très bien mangé! »
En plus des cowboys, une cavalière de Saint-Barnabé a également levé la main pour tenter de rassembler les taures. « Elle a failli réussir, mais il manquait d’infrastructures à Saint-Sévère pour les garder », admet M. Lapointe qui a une pensée pour son père, aujourd’hui décédé. « Lui aussi aurait essayé de les ramener en tabarnik! Il était tough! »
Les chevaux étaient également préconisés pour réunir le troupeau, car moins bruyants que les quatre-roues.
Le héros de l’histoire
« Lentement mais sûrement », résume Pierre Lapointe en décrivant la stratégie qui a finalement permis la restitution de ses bêtes : graduellement ériger un périmètre autour d’elles.
Il doit ce succès à Yves Lamy, agriculteur de la ville voisine de Yamachiche et propriétaire de la ferme Jéméric. « C’est lui, le héros! Il m’a vu au désespoir et a décidé de sauter dans la mêlée pour me prêter main-forte! L’UPA a aussi embarqué dans le dossier à ce moment et c’est là que ça a débloqué », louange Pierre Lapointe.
.jpg)
À environ cinq kilomètres de là, le Yves Lamy en question accepte avec un peu de mal les fleurs lancées par son voisin. Et pourtant, si la cavale des vaches était une reprise du film Le fugitif, Yves Lamy incarnerait Tommy Lee Jones, l’agent FBI infatigable à leurs trousses.
Sa traque n’a d’ailleurs pas été de tout repos. « Quand j’ai pris les choses en main, je ne me doutais pas de l’ampleur du défi que ça allait impliquer… », admet le principal intéressé qui, depuis le retour des vaches, a repris une vie normale. Trop normale, même. « C’est trop relaxe, presque plate. Moi et l’expert en comportement bovin parachuté par le MAPAQ sommes devenus comme deux vieux chums. Je m’ennuie, quasiment. »
Leur stratégie a été de nourrir les vaches au champ en installant des points d’alimentation autour desquels des clôtures étaient progressivement posées. « L’idée était de les attirer loin pour les éloigner des routes, des villages et des agriculteurs », résume Yves Lamy.
En tant que vice-président des producteurs.rices de lait de la Maurice à l’UPA (Union des producteurs.rices agricoles), il souhaitait aussi protéger l’image de l’industrie qu’il représente. « Je voyais les choses dégénérer et même M. Lapointe commençait à envisager des solutions drastiques. Je ne voulais pas qu’on opte pour les abattre, l’UPA non plus », confie M. Lamy.
Il a alors entrepris d’aller porter chaque matin du foin et de la moulée aux vaches rebelles pour les habituer à un endroit. « Je suis allé 37 jours sur 47, environ. La neige aidait parce que ça réduisait leur nourriture », relate M. Lamy qui épiait en parallèle le comportement des vaches à l’aide de caméras de chasse reliées à son cellulaire.
.jpg)
L’UPA a ensuite fourni des clôtures pour permettre à Yves Lamy de commencer à ériger le périmètre. « Au début, c’était deux grandes clôtures en parallèle. Et chaque fois que j’allais les nourrir, je fermais les bouts petit à petit. Après les quatre premières vaches, on recommençait ailleurs parce que les autres avaient peur et se méfiaient », poursuit Yves Lamy.
Un transporteur des environs venait ensuite récupérer les bêtes en camion pour les restituer à la ferme de Pierre Lapointe. « Pour les six dernières, j’ai accroché mes vêtements d’étable sales parce qu’elles reconnaissaient mon odeur », mentionne le héros de l’histoire qui a refusé les vaches gratuites offertes par Pierre Lapointe pour ses bons services. « J’en ai déjà une centaine ici, c’est en masse. Mais en cinq générations, j’ai jamais entendu une histoire de même. Tu vis ça juste une fois dans ta vie… »
« Elles se réhabituent à nous »
De retour à la ferme où tout a commencé, Pierre Lapointe m’entraîne dans l’étable dans laquelle une autre partie de ses vaches fugueuses sont désormais bien attachées. Sur ordre du MAPAQ, les délinquantes sont séparées en petits groupes pour éviter que l’effet de meute ne leur remette des flashbacks d’évasion dans la tête. Sérieux.
S’il a craint de devoir abattre ses vaches pour dénouer la crise au plus fort de son désespoir, il se réjouit aujourd’hui de les voir pétantes de santé dans ses installations.
D’autant plus qu’elles ne semblent pas affectées non plus au niveau comportemental, comme l’observe Pierre Lapointe. « Les dernières se sont fait capturer à l’aide d’un carcan, alors elles se sont débattues, mais là, elles se réhabituent à nous. »
Il faut dire que leur cavale n’a pas été qu’un long convoi de la liberté rural. « Elles ont été attaquées et pourchassées par des coyotes, les veaux surtout. Elles ont survécu, mais ont été effarouchées », constate Pierre Lapointe.
.jpg)
Né en cavale, l’un des veaux aura finalement été le dernier à se rendre et de façon même volontaire. « La bouffe commençait à manquer et on avait embarqué sa mère. Quand il l’a retrouvée, il avait soif et elle l’a liché pour le nettoyer », rapporte le fermier avec affection.
Avant de nous séparer, il me présente sa fille Valérie qui prend à son tour les rênes de la ferme familiale. Comme son paternel se tient à une distance de vache en fuite des réseaux sociaux (il n’a même pas écouté le Bye Bye dans lequel l’histoire a fait l’objet d’un sketch), c’est Valérie qui suivait tout ce qui se passait dans les médias.
« Quelqu’un s’est même mis à faire des chandails et des macarons à l’effigie des vaches en cavale », se souvient-elle en riant, encore dépassée par ces événements aux proportions extraordinaires. « Les gens de l’extérieur trouvaient ça drôle, mais c’était sérieux pour les gens du coin, notamment pour les risques d’accident sur la route. »
.jpg)
Si l’histoire se termine bien, son père et elle se demandent encore comment les vaches ont pu survivre lors des cinq jours suivant la tempête d’avant Noël qui a privé d’électricité plusieurs foyers de la région, incluant ceux des Lapointe. « On les a perdues. Elles se sont cachées dans le bois, mais je ne sais pas ce qu’elles ont mangé. Peut-être des branches ou du sapinage… », se questionne le producteur laitier.
La réponse est seulement connue des ex-vaches en cavale qui ruminent nonchalamment au fond de l’étable de Pierre Lapointe, pas peu fières du bordel qu’elles ont causé.