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J’ai une amie de mon âge (26 ans) qui n’a jamais eu de cellulaire ni de compte Facebook d’ailleurs. Si on veut la contacter, on lui écrit un courriel, et on attend normalement quelques jours avant de recevoir une réponse d’elle.
Chez moi, j’avais une ligne fixe, mais je débranchais le téléphone.
Je lui demandais la semaine dernière (en personne!) pourquoi elle n’avait pas de téléphone portable, pas même un bon vieux flip phone. «Je n’ai jamais pris le temps d’en acheter un et honnêtement, l’idée d’être joignable tout le temps, de me faire interrompre par une sonnerie, je n’aime pas ça. À un moment donné, j’avais une ligne fixe, et je débranchais le téléphone quand j’étais à la maison parce que ça ne me tentait pas d’entendre la sonnerie», qu’elle me dit simplement.
Non, pas de militantisme dans sa voix, juste l’expression d’une préférence. On sent à peine l’ombre d’une déception quand elle évoque la baisse drastique du nombre de cabines téléphoniques existantes.
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Pour la plupart d’entre nous, c’est dur à imaginer. On se promène avec notre téléphone sur nous en tout temps, et si on est seul dans un lieu public pendant plus de quelques secondes, les chances pour qu’on se réfugie dans la contemplation de notre écran, ce «métamédia», sont grandes.
Est-ce que ce ne serait pas, d’une certaine façon, en train de s’infliger une lente intoxication, bien pire que celles que l’on attribue à la consommation de certains aliments?
Le premier: jouer. Pas de réseau dans le métro? Pas de problème, on se réfugie dans Candy Crush.
Ensuite, le favori des entreprises: être productif. Répondre à quelques courriels, prendre de l’avance sur les lectures du jour, taper quelques idées pour la réunion du soir dans son bloc-notes.
Finalement, c’est dur de le manquer: socialiser, un impératif dans les fondements de la culture du web et du numérique, qui promet si ardemment de tous nous maintenir en contact les uns avec les autres.
Tuer l’ennui à grands coups de téléphone
«Les smartphones nous aident à tuer le temps, mais ils ont aussi tué l’ennui: dès qu’on a un moment d’ennui, on le comble par une de ces trois fonctions-là. Le fait de prendre son téléphone en permanence, on pourrait comparer ça avec le fait de fumer une cigarette: ça permet d’évacuer l’angoisse. Se retrouver seul avec soi-même, c’est un peu angoissant. Mais la solitude, ç’a une fonction cognitive. L’ennui permet de se retrouver, de rompre avec cette surcharge informationnelle qu’il y a dans notre société» soulève toutefois Fabien Loszach.
C’est le premier objet qu’on prend quand on se réveille et le dernier objet qu’on quitte avant de dormir.
Au Québec, encore heureux que l’hiver nous empêche un peu d’être sur notre téléphone quand on marche: les sorties hivernales en solitaire deviennent les seuls îlots de temps où on se permet de rêvasser… à moins d’avoir téléchargé le dernier épisode d’un bon podcast, bien sûr.
«Pour beaucoup, le téléphone, c’est le premier objet qu’on prend quand on se réveille, et le dernier objet qu’on quitte en allant dormir. Il y a ce grand paradoxe-là dans notre société: le téléphone intelligent, fondamentalement, c’est un outil pour relier tout le monde. (…) Mais en pratique, les gens disent que ça nous éloigne, par exemple lors des repas entre amis, alors que les téléphones sont déposés sur la table et que les gens s’absentent mentalement le temps de regarder quelque chose.»
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Nos cerveaux sous attaque
Pourquoi, quand on est en train d’avoir une soirée plaisante avec nos amis, on sent quand même le désir de jeter un coup d’œil à notre téléphone? Lors d’une soirée en solo à la maison, pourquoi est-ce qu’un «petit regard» peut se transformer en 30 minutes d’inepties?
Parce que c’est dans l’intérêt des compagnies, évidemment. Et qu’elles ont un budget dédié à ce que ça se réalise.
Transformer ton téléphone en sorte de machine à sous.
L’an dernier, ce merveilleux article de Tristan Harris, un ancien de chez Google, nous éclairait sur les stratégies mises en place par l’industrie pour nous garder très près de notre téléphone. Je ne le résumerai pas ici parce qu’il contient énormément de contenu et vaut vraiment la peine d’être lu, mais si on veut comprendre en général la philosophie derrière tout ça, disons simplement que ce champ d’expertise s’appelle la captologie, comme dans «captif» ou «capturer». Ouain.
Fabien Loszach commente. «Une des méthodes qui existent, c’est de transformer ton téléphone en sorte de machine à sous. Tu reçois périodiquement des gratifications, par exemple des likes ou des retweets. Ça te donne toujours un petit kick. L’important, c’est de ne jamais présenter la notification comme une interruption dans ta vie, mais comme une récompense.»
Et une fois l’application ouverte à cause d’une notification, il faut garder l’utilisateur en ligne. «Avec un menu défilant infini, on n’arrête jamais le voyage. On est toujours en train de faire défiler le fil, et de consommer en permanence.» En effet, pas moyen d’arriver à la fin d’un fil d’actualités Facebook ou Instagram!
La mention «Lu»
Il semble aussi que notre téléphone veuille nous maintenir dans un sentiment d’urgence. Si on ouvre un texto ou un message Facebook, on se sent mal de ne pas répondre à notre interlocuteur, qui sait très bien qu’on a vu son message, grâce à la révélatrice mention «Lu». De notre côté, on s’offusque quand on ne reçoit pas une réponse assez prompte à notre goût. Est-ce parce que nos amis font semblant d’être occupés, qu’ils ont perdu leurs aptitudes sociales ou parce que leur téléphone leur propose d’autres tentations plus intéressantes que nos messages, comme le propose cet article?
Pourquoi un jeu auquel j’ai joué une fois par curiosité qui me dirait qu’il «s’ennuie de moi»?
Je ne sais pas trop. J’essaie d’arrêter de me torturer avec le «pourquoi», parce que de mon côté, j’oublie souvent de répondre, sans raison particulière, et surtout sans animosité ni désintérêt.
Ce stress est sans compter les notifications qui semblent de plus en plus factices. Une notification d’un jeu auquel j’ai joué une fois par curiosité qui me dit qu’il «s’ennuie de moi»? Facebook qui m’envoie 9 notifications dont une seule me paraît être légitime?
Fabien Loszach a réglé une bonne partie du problème en mettant tout simplement ses notifications à off, mis à part ses téléphones et ses textos.
Un bulletin de notre réussite sociale
Je ne m’étendrai pas trop là-dessus parce que c’est un sujet qui est peut-être surdiscuté, mais il y a aussi la fameuse question de l’approbation sociale. Je reviens à l’amie dont je parlais plus tôt: je lui ai également demandé pourquoi elle n’avait pas ne serait-ce qu’une profil Facebook. Elle m’a d’abord dit un peu ce à quoi je m’attendais (elle n’en voit pas la nécessité, c’est de la perte de temps, elle n’a pas d’envie d’étaler sa vie personnelle), mais aussi une autre raison à laquelle je n’avais pas pensé.
«Les quelques fois où j’ai été sur Facebook avec des amis par curiosité, je voyais que des gens dont je me fous postaient des choses stupides, et au final ce n’était pas très intéressant. Mais quand je voyais que ceux que j’aime postaient ces mêmes choses stupides, ça me faisait de la peine.»
L’approbation sociale se retrouve dans la plupart de nos faits et gestes.
Pour une personne pour ainsi dire «vierge» des réseaux sociaux, une telle mise en scène, une telle quête d’approbation sociale apparaît choquante, de par son contraste avec la réalité, alors qu’on en vient pour notre part à normaliser ces comportements de représentation.
Que font-ils, mes amis, à ouvrir ainsi la bouche et les yeux sur leurs selfies, alors qu’ils ne font jamais ça en vrai? Et pourquoi ces deux-là s’écrivent-ils à grands coups d’emojis dans les commentaires, alors que je sais bien qu’ils ne peuvent pas se sentir?
En fait, l’approbation sociale se retrouve dans la plupart de nos faits et gestes, avance Fabien Loszach. La façon dont on travaille ou même dont on parle est basée sur l’approbation des autres, sur le regard qu’ils portent sur nous. «Après, sur les réseaux sociaux, tout ça est exagéré. Il y a en permanence une société de gens qui nous donnent leur approbation en direct, et cette approbation est quantifiée. Les réseaux sociaux sont une sorte de théâtre où on joue beaucoup, où on montre la meilleure partie de nous-même. (…) Quelqu’un qui poste par exemple une photo de lui au chalet prend le temps de déposer un livre dans le cadre (pour montrer sa culture lettrée), peut proposer à côté une tasse de thé bio, montrer que son chalet est relativement beau et donc qu’il a un certain revenu, qu’il a réussi sa vie, mais qu’il aime se ressourcer loin de la ville…»
Et la grosse différence, c’est effectivement que tout ça est quantifiable, qu’il s’agit d’un genre de bulletin de notre réussite sociale, qu’on transporte tout le temps avec nous. Pas pour rien qu’il est possible d’acheter des likes…
Sommes-nous perdus?
Cette surabondance d’appareils à GPS nous mène-t-elle tranquillement et ironiquement à notre perte?
Quand même pas. Si on n’a pas envie de joindre mon amie dans la colonie des «sans téléphone» (elle a l’air de se porter très bien, cela dit), on peut quand même réfléchir à des solutions, en plus de désactiver ses notifications.
Le sensationnel est difficile à apprécier tellement on y devient habitué.
Pour l’instant, je crois que la mienne sera de redevenir «une passante, une flâneuse», c’est-à-dire de ne pas avoir les yeux rivés sur mon téléphone pour tuer l’ennui, de recommencer à observer mon environnement. J’ai essayé aujourd’hui et … j’ai déjà espionné deux conversations dans le métro. Ce n’est rien de sensationnel, mais c’est ça le point, justement: le sensationnel est difficile à apprécier tellement c’est tout ce à quoi on est habitué, et il est bien souvent mis en scène.
J’ai l’impression que cette détox sera plus favorable que bien des mélanges de thé miraculeux.
Si ça vous tente, de votre côté, trouvez une stratégie pour réduire votre usage, et testez-la. On s’en reparle dans un mois?
Pour lire un autre texte de Camille Dauphinais-Pelletier: «Libérer les mamelons… et le reste».
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