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Les sœurs Boulay racontent la démarche derrière «Nous après nous»
Les sœurs Boulay dévoilent aujourd’hui le vidéoclip de leur nouvelle chanson « Nous après nous ». Tournée sur l’île d’Anticosti, la vidéo montre les deux sœurs en pleine séance de chasse. Laissez Les sœurs Boulay vous présenter la démarche derrière.
Anticosti en décembre. Anticosti à la toute fin de la saison de la chasse. Anticosti la nuit, Anticosti à l’aube. Anticosti quand la bourrasque prend. Anticosti quand le quart des quelques dizaines d’âmes qui y vivent en permanence se rassemble, avec les touristes, pour boire un dernier soir à l’auberge avant l’hiver. Anticosti pas d’hôpital, pas de pharmacie, pas de police et on s’arrange. Anticosti et les chevreuils au village, les apprivoisés, ceux que tout le monde sauf nous dépasse sans s’en faire toute une émotion. Anticosti et les autres chevreuils, les « chassables », les milliers, les dizaines de milliers même, ceux auxquels on n’a pas réussi à s’habituer non plus.
Comment faire vivre Anticosti à qui ne la connaît pas?
Comment décrire Anticosti, comment faire vivre Anticosti à qui ne la connaît pas? Comment dire à quel point le vent du cap Carleton fait peur, quand on croirait qu’on peut s’accoter dessus, ou s’envoler dessus? Comment décrire la beauté et la monotonie des sapins et des épinettes en rangs sombres, le long du chemin, qui tranchent, quelques centaines de mètres plus loin, avec la violence du ressac et la pâleur changeante du ciel? Comment expliquer la surprise de voir surgir, à tout moment, une bête, un renard argenté ou un chevreuil à panache? Et, ultimement, comment exprimer le choc de tuer pour manger : cette dévastation mêlée de ravissement, ces larmes de tristesse, de culpabilité, et de fierté aussi?
Mais d’abord, pourquoi? Pourquoi chasser? Et pourquoi montrer le geste de chasser?
Pour savoir ce qu’on fait, peut-être, pour comprendre ce que c’est.
La viande arrive dans notre maison, dans notre assiette, toute prête, pareille à n’importe quel autre aliment. Transformée, désincarnée. Détachée du corps qui l’a portée, détachée de l’animal. Détachée de la réalité de la mort de l’animal. Manger de la viande d’épicerie, c’est, la majorité du temps, manger une bête que quelqu’un d’autre a tuée au bout d’une vie sans grande dignité, sans grand confort. Et au terme d’un processus qui a laissé dans notre atmosphère et sur notre planète une empreinte énorme, indélébile.
Nous nous questionnons alors, depuis un moment : si nous décidons de continuer à consommer de la viande, quelle serait la meilleure façon pour nous de le faire? La façon la moins hypocrite, la plus respectueuse? Comment être en phase avec nos idéaux, ou du moins, l’être le plus possible?
Si nous décidons de continuer à consommer de la viande, quelle serait la meilleure façon pour nous de le faire?
Dans la tradition de notre lignée familiale, la chasse est omniprésente. Nous avons grandi avec, dans notre assiette, beau temps mauvais temps, de la viande de bois. Nous avons donc décidé, il y a quelques années, d’essayer de chasser à notre tour. Puis nous nous sommes engagées à cesser de manger de la viande si nous étions incapables de faire face, réellement face, à la mort de l’animal qui servirait à nous nourrir. Depuis, nous avons réussi à trouver quelque équilibre ici. Nous mangeons beaucoup, beaucoup, moins de viande. Parce que la mort, en face, nous a fait trop mal pour prendre l’animal à la légère. Est-ce parfait? Non. Nous sommes des humaines, nous sommes imparfaites et nous laissons derrière nous une marque, inévitablement. Est-ce la bonne façon de faire? Nous l’ignorons, mais elle nous ressemble, du moins pour le moment.
Ensuite, pourquoi Anticosti?
Anticosti a toujours été mythique pour nous. Notre père y disparaissait souvent à l’automne et revenait les bras remplis de gibier. Depuis, nous avons lu sur elle, nous l’avons regardée à distance. Et elle est fascinante pour quiconque s’y attarde. Avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui, Henri Menier, riche chocolatier français, l’a achetée et a entrepris d’en faire son parc d’attractions personnel, son paradis de chasse et de pêche.
Pour ce faire, il y a introduit artificiellement des dizaines d’espèces d’animaux sauvages, dont les désormais célèbres 220 chevreuils. Sans prédateurs naturels, ces derniers ont proliféré de façon incontrôlable, jusqu’à former un cheptel de plus ou moins 150 000 bêtes. Un peu comme le font les humains avec le territoire, les chevreuils en viennent donc à abîmer l’île, à dévorer les arbres jusqu’à l’os et à se retrouver avec peu de nourriture pour survivre (ils sont d’ailleurs de beaucoup plus petite taille que les autres spécimens au pays). C’est la raison pour laquelle la chasse y est ouverte longtemps l’année durant.
Le paradoxe qui réside là est immense : dans ce que la main de l’homme riche a bouleversé d’un équilibre naturel qu’elle est finalement obligée de tenter de maintenir artificiellement.
Les Anticostien.nes ont-ils, ont-elles compris quelque chose qui nous échappe à nous, humain.es moyen.nes?
Puis, il y a les quelques 175 Anticostien.nes. Qui, pour la plupart, ont choisi cet éloignement et cette immense liberté. Qui ont appris à vivre dans la rudesse et la solitude (mais la proximité) qu’offre le territoire et à coexister en intime connexion avec la nature et les bêtes. Pour combien de temps pourront-ils y rester? Quel est l’avenir de cette peuplade survivante? Les Anticostien.nes ont-ils, ont-elles compris quelque chose qui nous échappe à nous, humain.es moyen.nes?
Pour le vidéoclip de notre chanson Nous après nous, il nous est apparu clair qu’il fallait aller essayer de comprendre. Qu’il fallait, ironiquement, prendre l’avion et compenser un peu hypocritement nos émissions de GES. Qu’il fallait partir à la rencontre du paradoxe anticostien. Et ce que nous y avons trouvé, c’est quelque chose comme une communion entre la douleur et le sublime. Entre la mort et la vie. Un partage. Et même si rien n’est parfait, si tout se situe quelque part dans les nuances entre le noir et le blanc, l’histoire qu’on y a vécue a assurément changé quelque chose en nous.