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« Service gratuit de transport pour aîné(e)s et personnes avec limitations fonctionnelles », peut-on lire sur une sorte de triporteur vert sauge garé sur l’avenue Mont-Royal, piétonne pour l’été.
«De quessé», me suis-je alors demandé à la vue de l’étrange (et imposant) bolide, sur lequel apparaît un numéro de téléphone.
Un coup de fil plus tard, me voilà pédaleur (oui oui) d’un jour pour la compagnie Vélo Duo, un service implanté depuis 2004 dans une vingtaine de villes à travers la province.
Ma (noble) mission: transporter des femmes enceintes, des personnes à mobilité réduite et des aînés, en plus de contribuer à briser leur isolement.
« Tu peux te présenter demain au coin Saint-Denis et Mont-Royal », m’informe par texto Denis Desjardins, fondateur et grand patron de Vélo Duo, le mien pour une couple d’heures.
Il fait beau mais il vente fort quand je débarque au lieu de rendez-vous.
Denis Desjardins m’accueille, avec son bras droit Marc-Antoine, pédaleur depuis six ans et superviseur.
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Avant de me céder le guidon d’un de ses engins, Denis me résume le cours 101 de l’entreprise qu’il a créé en 2004. « J’ai décroché de l’école après mon secondaire trois et je me suis retrouvé à poser des pneus à 10$ de l’heure. J’ai donc décidé de retourner à l’école, j’ai fait des études en création d’entreprise et j’ai voulu redonner au suivant », raconte Denis, 35 ans, flanqué de sa fille Eva.
On comprend que le transport des personnes à mobilité réduite n’est qu’un volet de la patente. En fait, Denis favorise l’embauche de décrocheurs scolaires, comme lui autrefois, afin de leur offrir une deuxième chance dans la vie. « J’offre environ 20$ de l’heure et une bourse de 2000$ pour retourner à l’école. Ils peuvent travailler plusieurs mois à temps plein, ce qui leur permet d’avoir du chômage pendant l’hiver », explique Denis, qui gère environ vingt-cinq pédaleurs et pédaleuses au Québec dont six à Montréal (avenue Mont-Royal et Promenade Ontario notamment).
Ses effectifs ont tous suivi un cours de secourisme. Un jeune pédaleur aurait même déjà sauvé une dame âgée de la noyade, après une chute dans un bassin.
Ses vélos valent sinon 15 000 euros chacun et sont importés d’Allemagne, d’Australie ou des États-Unis.
Sa flotte compte une trentaine de triporteurs, des vélos 21 vitesses avec trois systèmes d’engrenages et une assistance électrique pour monter les côtes, décortique Denis, de loin plus sympathique que mon grand patron Philippe chez URBANIA. Ses vélos valent sinon 15 000 euros chacun et sont importés d’Allemagne, d’Australie ou des États-Unis.
Enfin, le service est entièrement gratuit (financé par les villes ou des commanditaires) et les pourboires ne sont pas nécessairement encouragés. « On peut déplacer la population en général, mais on priorise les gens dans le besoin », résume Denis.
Les clients peuvent réserver en ligne ou au téléphone, sinon héler le triporteur au passage.
Maintenant que Vélo Duo n’a plus de secrets pour moi, à mon tour de me transformer en samaritain du trois roues.
Mais d’abord, je rencontre mes collègues temporaires : Jimmy et Laurianne, tous deux âgés de 23 ans et à l’emploi de Vélo Duo depuis deux semaines seulement.
« J’adore parler avec les gens, le monde est cool, il fait beau et je me garde en forme », résume Jimmy, qui reconnait déjà quelques clients réguliers sur la banquette arrière de son triporteur.
Sa camarade Laurianne aussi replace déjà quelques visages. En pause de ses études en théâtre à cause de la pandémie, la jeune femme pédale en attendant. « On économise sur le gym, c’est quand même physique », assure Laurianne, qui calcule faire une vingtaine de transports par quart de travail, tout comme Jimmy.
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PÉDALEUR > JOURNALISTE
Bon assez parlé, c’est l’heure de pédaler.
Je suis quand même un cycliste aguerri même si j’ai le physique de Jabba the Hutt, alors je me dis que ça ne doit pas être si difficile. « Un triporteur peut transporter deux personnes de 300 livres ou une famille de deux adultes et trois enfants », m’informe Denis, pour me ramener sur terre.
Je garde donc en tête les mots « assistance électrique », avant de m’élancer aux commandes de mon triporteur avec un sourire niais, en route vers ma première cliente qui m’attend à l’angle Pontiac/Mont-Royal. Pour me surveiller (et s’assurer que je ne détruis pas le mobilier urbain), Jimmy me talonne durant les trajets sur une trottinette électrique.
Premier constat: ça prend un minimum de dextérité pour zigzaguer entre les nombreux obstacles (badauds, garde-fous, trottoirs, etc.). Grâce à mes réflexes de niveau « Keanu Reeves dans La Matrice », j’arrive à destination sans écrabouiller le moindre orteil.
«J’utilise ce service pour faire mes commissions, j’aime pas le transport en commun avec la pandémie. Je commande en ligne aussi des fois, mais j’aime pas trop qu’on laisse les colis à ma porte quand je ne suis pas là.», raconte la très gentille Manon
Manon m’attend sur le trottoir avec quelques sacs dans les mains. Elle souhaite se rendre au coin Fullum, à l’autre bout de l’artère commerciale. « J’utilise ce service pour faire mes commissions, j’aime pas le transport en commun avec la pandémie. Je commande en ligne aussi des fois, mais j’aime pas trop qu’on laisse les colis à ma porte quand je ne suis pas là », raconte la très gentille Manon, pendant que Jimmy me suit sur sa trottinette, le regard fier. « Wow, tu es le meilleur pédaleur de la compagnie et t’as vraiment l’air jeune pour ton âge! », lance-t-il (enfin je crois).
Le premier trajet se passe bien, malgré le fait que je réalise à la dure après vingt ans de vie montréalaise que l’avenue est une longue et subtile pente descendante vers l’est. Le hic, c’est que ça remonte de l’autre sens, mais chaque chose en son temps.
-C’est gratuit?, demande Manon en sortant.
-Oui madame, mon salaire est VOTRE SOURIRE!
Manon s’éloigne. Comme on n’oublie jamais sa première fois, je n’oublierai jamais Manon.
« Il faut maintenant aller chercher quelqu’un d’autre au coin de Brébeuf», me rappelle aussitôt à l’ordre Jimmy avec un sourire sadique, voyant bien que je fais mon tough en me montrant au-dessus de mes affaires.
Pas le temps de reprendre mon souffle, je me mets en route. Cette fois, la damnée avenue monte subtilement tout le long. J’ai l’impression de monter le kilimandjaro.
« Il faut ménager la batterie… », souligne Jimmy, bien au fait que j’utilise allègrement la fameuse assistance électrique depuis le début.
J’avoue.
Tant qu’à être pédaleur, aussi bien vivre la vraie expérience. J’essaye donc d’y aller à frette, avec juste mon jus de jambes. Ouf. C’est vraiment pas de la tarte. Je réalise en deux minutes à la dure c’est quoi la job de Jimmy, Lauréanne, Marc-Antoine et les autres.
J’arrive au coin Brébeuf en sueur. On pourrait tordre le beau t-shirt de la compagnie que Denis m’a donné avant de commencer mon shift.
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J’embarque Hélène, qui veut aller à Saint-Laurent, à l’autre extrémité de l’avenue. Karma is a bitch, décidément.
J’ai pas trop jasé avec Hélène, puisque j’étais beaucoup trop occupé à ne pas faire une crise cardiaque. Je sais qu’elle était très aimable et qu’elle avait un joli chapeau.
Jimmy ne veut pas avoir mon trépas sur la conscience, alors il me donne la permission d ’utiliser l’assistance électrique si je veux. En redémarrant aux lumières surtout. Il me donne de l’eau de sa propre bouteille aussi, parce que je suis trop cabochon pour avoir pensé à ça. Je vide la moitié de son 1,5 litre d’un trait comme un assoiffé du désert.
Parlant de lumières, il faut toujours faire nos arrêts et ne brûler aucune rouge. On doit montrer l’exemple. C’est ce que font les super héros, et les pédaleurs en font partie.
Il faut toujours faire nos arrêts et ne brûler aucune rouge. On doit montrer l’exemple. C’est ce que font les super héros, et les pédaleurs en font partie.
D’ailleurs, on se mérite les salutations complices des cadets chaque fois qu’on les croise. Je n’ai jamais eu autant d’interactions avec ces futurs flics de ma vie. Je me permets même de fraterniser. « Bon courage dans la police les jeunes », que je leur beugle en passant devant eux avec mon triporteur, profitant de nos liens désormais étroits.
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Petite pause avant ma prochaine course. Je jase un peu avec Marc-Antoine, que je croise près de Saint-André. « J’ai tellement de plaisir à discuter avec les gens, surtout en apprendre sur le côté multiethnique de Montréal », confie l’homme de confiance de Denis, qui l’a d’ailleurs encouragé à terminer ses études secondaires.
Encore une petite dernière avant ma retraite. Et non la moindre. Je dois partir de Saint-Laurent pour me rendre au coin Boyer. À mon arrivée à moitié mort, mes deux passagères – Louise et Sylvie – s’engueulent avec un restaurateur en train d’aménager sa terrasse. Je n’ai aucune idée de l’objet de la chicane mais le duo est très (très) fâché.
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Et c’est parti pour une incursion dans un roman de Michel Tremblay. Mes passagères habitent le Plateau depuis des décennies et ponctuent notre trajet de commentaires folkloriques.
« Un tel est peut-être chez Canada Hot Dog, on checkera en chemin!», dit l’une.
« Tel autre est-tu sur son banc? Perds pas ton temps avec lui, il veut juste te niaiser. Il est allé mangé avec Diane hier paraît… », dit l’autre.
Deux adorables malcommodes qui m’auront bien fait rire, en plus de me faire oublier mes souffrances physiques. Je suis à bout de souffle en arrivant à destination, au coin Saint-Laurent, où mes passagères vont rendre visite à des amis. Louise est satisfaite de mon travail et me sort un 2$ de sa sacoche, qu’elle échange contre le 1$ qu’elle m’avait donné au début de la course. Jimmy lui, reçoit 25 sous, qu’il va pouvoir utiliser pour s’acheter un maïs soufflé, un Sprite et une entrée au «théâtre» pour aller voir Valérie avec Danielle Ouimet.
J’ai sinon une touche avec Sylvie, je crois, qui me fait des clin d’œil en partant.
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Jimmy a beaucoup de succès aussi on dirait. Il s’est même fait faire des beaux yeux live par une tablée de jeunes femmes sur la terrasse d’un bar. Pas étonnant, puisqu’il ressemble vaguement à Brad Pitt en 1996.
Je démissionne autour de 17h, en saluant chaleureusement Jimmy qui repart entreposer les triporteurs au garage jusqu’au lendemain.
Je rentre fourbu chez moi, avec un respect infini pour ces pédaleurs et pédaleuses qui font travailler leurs jambes au quotidien. Mais surtout, qui font une différence.