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Les résidents de Lac-Mégantic veulent juste la paix
« C’était tellement heavy que tu te dis, c’est-tu arrivé pour vrai? Tu te poses des questions en tabarnak. »
La circulation se paralyse sur une route égarée dans les Cantons-de-l’Est. Parmi les champs de blé et les granges abandonnées, les conducteurs impatients sortent de leur véhicule pour essayer de comprendre la cause de cet arrêt soudain. Après une dizaine de minutes, le trafic reprend et défile devant un pick-up entièrement dévoré par les flammes. Il est tellement brûlé qu’il ressemble à un spectre blanc.
Tandis qu’un pompier s’asperge le contenu d’une bouteille d’eau sur la nuque, je m’approche d’un Lac-Mégantic enrobé d’un soupçon de malédiction.
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Je m’y rends pour souligner les dix ans de la tragédie qui a bouleversé le Québec. Petite confidence : j’aime mon boulot, j’aime raconter des histoires, surtout nos histoires, mais ostie que j’haïs couvrir les morts. L’impression d’être un vautour qui tournoie autour du malheur des autres. « Faut faire la job », me dis-je en appuyant sur l’accélérateur.
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Alors que je m’installe sur la terrasse du casse-croûte Chez Ti-Bi avec deux steamés, j’engage la conversation avec mon voisin : « C’est la même affaire chaque année. Vous débarquez avec vos micros pis vos questions. Moi, je buvais de la bière chez un chum drette à côté. J’suis parti une demi-heure avant que toute explose. Lui, y’est mort. J’en ai perdu quatre, sans parler de ceux qui se sont suicidés après. Qu’est-ce que tu veux savoir de plus? »
L’homme se lève en prenant son cabaret avec une poutine à moitié mangée et quitte sans dire un mot de plus.
Ostie que j’haïs ça.
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À la brasserie Laval, sur la rue du même nom, des habitués sont accoudés au bar pendant que d’autres parient autour de la table de pool. Black Label-Clamato aux machines, t-shirts Harley et portes de frigo en bois; tout est respecté. Audrey, à peine la moitié de l’âge des clients, sert les grosses avec énergie. On s’y cache de la chaleur et pour ne pas être seul en cette journée de deuil. « J’entends encore une seule fois l’ostie de mot résilience, j’pète au frette », maudit un client en gougounes. Sa plainte est accueillie par des bières qui s’entrechoquent.
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Sur la terrasse, un bonhomme dans la soixantaine avec une casquette en cuir veut bien me parler, même si l’idée semble autant l’enchanter que le dernier. « On pouvait pas avancer tellement c’tait chaud. Un manné y’avait tellement de boucane noire qu’on voyait pu rien. J’savais pu où j’étais quand un pompier m’a pogné au collet et m’a traîné. J’ai toussé pendant deux jours. On a tous perdu quelqu’un. Le trou dans le centre-ville, pour vous, c’est un événement, pour nous, c’est un trou dans le cœur. »
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L’ancien « trou » causé par le déraillement a été transformé en l’Espace de mémoire, un parc minimaliste orné de statues et de panneaux inspirants. Les médias ont érigé leurs tentes à cet endroit, formant une sorte de petite enclave portant les acronymes de leurs milices : CTV, NOOVO, RC, TVA. Un animateur se jette un coup d’œil dans le miroir en rentrant sa chemise Point Zero dans ses pantalons avant d’effectuer son direct devant l’église Sainte-Agnès.
Y’a plus de journalistes que de Méganticois sur ce tronçon du monde où dix ans plus tôt, une goutte du soleil s’est invitée dans la nuit.
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Le « bas de la ville » signifie la zone du centre-ville, mais aussi la vieille partie et les logements des moins nantis. C’est là qu’a eu lieu le déraillement.
Je m’arrête pour discuter avec un pilier du quartier, un homme édenté qui semble connaître tout le monde en bécyk. Il s’empresse de manger son revel qui fond sur sa main. Comme les autres, il préfère garder son anonymat en me confiant : « La nuit du 6 juillet [2013], j’étais au bar L’Enjeu et j’ai eu le pressentiment que quelque chose allait se passer. Le Musi-Café était bondé. Maintenant, j’essaie de tout oublier. J’y ai perdu ma cousine. Nous avons tous perdu des proches. Hier, j’ai marché pendant deux mille et demi », faisant référence à la marche commémorative qui s’est déroulée à 1h14 du matin, heure à laquelle la catastrophe s’est produite. Environ une centaine de résidents y ont participé pour honorer la mémoire des victimes.
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Devant la maison des jeunes, une gang d’ados en BMX observe en riant les visiteurs prendre des selfies devant l’église.
Jocelyne sort de La Patate Chez Loulou en tenant une frite familiale. Elle est disposée à parler, mais demande qu’aucune photo ne soit prise, car elle n’est pas maquillée. « Je n’oublierai jamais cette nuit, mais ce qui me marque le plus, c’est surtout l’après. L’impression que cela ne sera jamais derrière nous, les disputes liées à la voie de contournement, les choses non dites, les familles séparées, les problèmes d’héritage. Tout cela a semé ben d’la discorde. »
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Mon errance dans ce village inconnu qu’aujourd’hui tout le monde connaît m’amène au cimetière. J’imagine que la nature tragique de mon voyage l’aimante ici, sans trop savoir pourquoi j’y suis. Une Toyota montée s’approche et son passager baisse la vitre, avec de grosses barniques et une ligne de barbe : « Si tes pas d’icitte, décrisse ».
Highway to Hell résonne dans un muscle car qui clanche sur la Main.
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Dans le stationnement de la fromagerie locale, il pleut des cordes sur les deux petites molles qu’un homme en caps d’acier tient en courant vers sa femme qui l’attend confortablement dans la clim du char. « Ostie que j’ai hâte qu’a soit fini c’te journée-là! », maugrée-t-il son infortune.
Après une décennie, la ville de Lac-Mégantic semble vouloir maintenir une certaine discrétion, évitant les projecteurs comme elle l’a toujours fait par le passé. Chaque année, cette journée est marquée par une profonde amertume à traverser. Le processus de deuil n’est pas encore achevé et continue d’impacter la communauté.
Quand l’est-il vraiment?
Sous l’odeur de la chaleur mêlée à la pluie fraîche sur l’asphalte, les hommes sortent de la Compagnie de Placage, face à l’ancien ciné-parc. Je roule devant la nouvelle adresse du Musi-Café, sur une portion commerciale pimpante de type outlet Dix30, avec à ses côtés le Dollarama qui venait d’être rénové avant de partir en fumée.
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De retour dans le bas de la ville, je m’échoue par hasard sur ce genre de perron où il y a toujours de l’action, aux premières loges de l’ancienne zone rouge.
Catherine allume une cigarette et raconte : « J’étais censée me rendre au Musi-Café, ce soir-là, il y avait un gros party. Mais j’avais mal aux dents, faque j’suis restée dans mon lit. C’est un mal de dents qui m’a sauvé la vie ».
Michel était en train de faire du char avec un ami quand il a entendu une énorme explosion. Ils ont immédiatement foncé vers le lieu de l’incident, choqués par la scène qu’ils allaient découvrir : « Ces images-là, je ne pourrai jamais les oublier. Les gens couraient en panique, leurs vêtements brûlés. Les maisons fondaient ! Ça a cramé pendant des jours! »
En hommage aux défunts, Roger a posé une étoile pour la marche de la veille. Il se craque une autre Busch Ice. Il venait de finir son shift de concierge au salon mortuaire situé juste à côté. « Je suis sorti et j’ai vu toutes les chars dans le parking en feu. Y faisait chaud en sacrament. Y’avait pu d’électricité, faque on voyait juste le feu orange et le pétrole brut qui coulait partout comme de la mélasse verte. »
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Le voisin débarque avec une grosse canisse de Bleu Dry et un paquet de saucisses. Il m’annonce sans détour qu’il a perdu son frère nommé Stéphane : « Ça a pris un mois pour l’identifier. Avec ses dents. On avait encore espoir qu’il soit parti du bar plutôt avec une femme, ce soir-là ».
Michel poursuit : « Dix ans, c’est encore tôt, les médias viennent juste pour r’virer le tournevis dans plaie ».
Roger revient à la charge, prêt à bondir de sa chaise de camping : « Les médias ne sont pas venus nous voir, mais j’les aurais revirés sur un ostie de temps! », affirme-t-il, faisant gentiment fi de mon statut. Puis il poursuit : « La série TV [Mégantic], je l’ai pas vu, mais y’a rien de vrai là-dedans. Je le sais, j’tais dans l’feu moé! Y’avait des morceaux de bras au sol ».
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De petits bancs de jaseurs d’Amérique se déplacent d’arbre en arbre. Le skatepark est désert, les retraités défilent en Spyder et les pontons rentrent paisiblement sur le lac. Un enfant marche sur la track où des fleurs ont été déposées.
Le soleil se couche sur cette mosaïque de personnes qui aspirent simplement à tourner la page sur cette nuit où la ville a tragiquement perdu à la loterie du destin.
Les camps militaires se retirent. On vous laisse tranquille, Mégantic.