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Clean girl aesthetic

Les relents fascistes de l’esthétique « clean girl »

Mesdames, assurez-vous que votre eye-liner est aussi discret que vos opinions politiques.

Par
Audrey Boutin
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Récemment, un collègue m’a dit que j’avais le don de révéler de l’information à mon sujet à des moments plus ou moins opportuns. Question de maintenir la tradition en vie, c’est avec grand plaisir que je vous annonce qu’au tournant des années 2010, j’étais… maquilleuse! (Non, je ne prends pas de rendez-vous pour l’Halloween.)

Si j’ai désormais troqué le rouge à lèvres carmin pour le stylo d’une même teinte, c’est les yeux luisants de nostalgie que je vous confie que je suis heureuse d’avoir joué ce rôle à cette époque bénie. Souvent appelée « indie sleaze », c’était l’époque bénie des sourcils et du eye-liner aussi tranchants qu’un couteau de cuisine, des lèvres rouges d’Alexa Chung et du baking. Armées des premières palettes Naked par Urban Decay, de la pommade à sourcils Anastasia Beverly Hills et du shape tape de Tarte, nous éveillions la glamazone qui sommeillait en nous et allions travailler avec une tronche qui nous aurait valu les éloges des juges de RuPaul’s Drag Race.

Aujourd’hui, il me suffit de quelques scrolls sur les réseaux sociaux pour en arriver au constat que cette époque a sashay away.

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L’affection des milléniaux pour le combo cat eye et lèvres rouges mise à mort par les Gen Z qui l’ont qualifié de « cheugy », la tendance est aujourd’hui aux looks plus naturels, presque indiscernables (contrairement à mes cernes qui eux sont très, très discernables). Glossier, Rare Beauty, Merit ; les marques qui beurraient nos visages en 2010 ont été remplacées par de nouveaux joueurs qui encouragent ses adeptes à se contenter d’un crayon à sourcil, d’un blush léger et d’un gloss transparent.

Au revoir, les maquillages aussi exubérants que nos leggings néon du défunt American Apparel (ou Black Milk pour les milliardaires qui nous lisent), faites place à la clean girl aesthetic, une tendance aussi beige que les gens qui se vantent d’avoir une piscine creusée. La clean girl aesthetic, c’est la version édulcorée de la french girl aesthetic : on garde les tricots, les pantalons en lin, l’absence de couleur, mais on retire les cigarettes et les engueulades au parc devant une famille qui essaie juste de fêter un anniversaire.

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Avant de m’aventurer plus loin, sachez que mon statut d’ex-maquilleuse ne signifie pas que je m’oppose à ce que certain.e.s préfèrent arborer un maquillage plus léger, voire carrément inexistant. Moi-même, avec l’âge (cette formulation ne me rajeunit point, ma foi), j’ai rangé mes palettes Sugar Pill et troqué les brillants pour un highlighter discret.

Ce que je dénonce, c’est plutôt cette injonction à se plier à des normes de beauté qui forcent les femmes à disparaître de l’espace public.

Parce que c’est ça qui se cache sous l’esthétique clean girl qui tapisse nos réseaux sociaux : une volonté claire de limiter l’espace que prennent les femmes.

Lingette démaquillante sur une époque dorée

Je tenais à ouvrir ce texte en parlant des années 2010 parce qu’elles symbolisent bien plus que des maquillages colorés et contrastés. Pour les femmes et les membres de la communauté LGBTQIA+, c’est une époque où l’on avançait à pas de géant dans la sphère publique. Des viewing parties de RuPaul’s Drag Race à Beyoncé qui se trémoussait devant le mot « Feminist » en lettres illuminées de 8 pieds de haut, c’était l’époque où Barack Obama dirigeait les États-Unis et Christian Grey dirigeait nos fantasmes une fois les lumières éteintes.

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Vous me regardez un peu de travers, et je comprends ; ces exemples sont tout sauf parfaits. Par contre, malgré leur côté un peu #girlboss et rose bonbon, ils marquaient quand même des avancées pour ce qui est des droits des femmes et de la communauté queer. Croyez-le ou non, à l’époque, il était possible de parler d’enjeux sociaux sans se faire traiter de « woke » par une personne qui ignore ce que ça signifie.

Qualifiée de « décennie de la riposte féminine » par le magazine Forbes, les années 2010 ont vu la parole des femmes être libérée via des néologismes tels que « mansplaining » et « manspreading » et les premières déferlantes #MeToo ont fait tomber des têtes tout en nous faisant croire que près d’un siècle de luttes aboutirait enfin à quelque chose. Les femmes ont savouré cette liberté. Elles ont pris de la place, tant avec leurs mots qu’avec leurs corps. Fortes des guerres que nous croyions avoir gagnées, nous nous sommes couvertes de peintures de guerre qui avaient plus à voir avec un désir de s’exprimer que celui de s’embellir pour le « male gaze » dont les jours semblaient comptés.

Puis, à force de tirer sur l’élastique, nous avons fini par le manger en pleine figure.

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En 2016, les femmes essuient un premier revers après l’élection d’un homme qui bénéficierait grandement d’une consultation fond de teint chez Sephora. Refusant de nous laisser abattre, nous avons mis du cache cernes sur nos bleus, enfilé une tuque fuchsia à oreilles de chats et nous sommes fait entendre. Ces tuques ne suffiraient cependant pas à nous protéger du second revers qui marquerait le début d’une nouvelle décennie, eh oui, la pandémie vient d’entrer dans le chat.

Hey, girl, heeeey.

Confiné.e.s dans des espaces plus ou moins exigus, nous avons rapidement abandonné nos routines beauté qui clashaient pas mal avec nos sweat pants et notre alcoolisme bourgeonnant. Lors de nos rares sorties pour refaire le plein de papier de toilette et de M&Ms au caramel, la perspective de porter du rouge à lèvres juste pour le recouvrir d’un masque était peu attrayante. Et salissante, entendons-nous.

Cinq ans plus tard, si les jeans ont enfin retrouvé le droit de contenir nos divins jarrets et que nos bouches peuvent désormais être nues en public, le maquillage, comme Nelly Furtado, tarde à faire son come-back.

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Beige comme ma personnalité

En entrevue pour Birdy, la maquilleuse Chanel Temple déclare que la magie de l’industrie beauté est qu’elle est constamment en mouvement. Ainsi, le indie sleaze a fait place à ce que TikTok a baptisé la « clean girl aesthetic ». Un dérivé du old money aesthetic, cette tendance capitalise sur des teintes plus neutres, telles que le blanc, le beige, et les couleurs pastel, et met de l’avant un maquillage plus dépouillé servant à « améliorer » plutôt qu’à « modifier ». Plutôt que de sculpter les pommettes, le blush sert à évoquer des joues rougies après une sieste au soleil et le gloss confère un look bien hydraté à nos lèvres, à des kilomètres des rouges à lèvres matifiants qui nous donnaient l’impression que notre dernière gorgée d’eau remontait à notre naissance.

Toujours selon Chanel Temple, cette routine beauté simplifiée peut être vue comme une sorte d’uniforme de tous les jours dans lequel on se sent bien. Où on a l’impression d’être la meilleure version de nous-mêmes.

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En bonne intello qui décèle de l’oppression partout, j’avoue avoir sourcillé à l’emploi du mot « uniforme » par l’artiste. Le port d’un uniforme, c’est le contraire de l’expression de soi. C’est l’injonction à la conformité. Un moule one-size fits all dans lequel on doit se plier.

Dans un monde qui tangue de plus en plus vers la droite pure et dure, le fascisme se nourrit de notre acceptation à nous conformer à ses standards.

Attention, la clean girl aesthetic n’est pas fasciste en soi ; mais elle en encourage certains préceptes, dont la célébration des critères de beauté eurocentrés et la modestie féminine. Idéologie rigide et hiérarchique, le fascisme n’a d’yeux que pour une seule femme : celle qui se rapproche de son idéal mince, blanc et attirante sans pour autant être agressive dans l’expression de sa sexualité. Plus une femme se conforme à ces standards et plus son existence sera tolérée.

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À mes yeux, il n’est pas anodin que dans un paradigme où notre droit à l’avortement, notre droit de vote et notre droit de divorcer ne sont plus garantis, les femmes aient abandonné leurs frasques cosmétiques d’une époque où elles étaient plus libres. Parce que sous un régime fasciste, la conformité est avant tout un mode de survie. En baissant nos voix, nos regards et la hauteur de nos chaussures à talon, nous visons l’esthétique de l’acceptabilité sociale. La clean girl aesthetic suppose l’existence d’une dirty girl aesthetic. La bonne femme et la mauvaise femme. Quelques minutes d’écoute de Fox news vous suffiront à déterminer qui appartient à quel clan.

Lolitas lavées, rincées

Clean girl aesthetic, girl dinner, girl math, toutes des tendances qui infantilisent les femmes et capitalisent sur notre peur du vieillissement. Parce qu’une femme qui vieillit, ça n’est pas une femme qui a bien profité de la vie, non ; c’est une femme qui s’est laissée aller. Pour contrer ces accusations, chaque vidéo présentant une routine de beauté clean girl aesthetic est précédée d’un morning shed laborieux où une jeune femme qui vient à peine de signer sa carte d’appartenance au club des vingtenaires se défait de différents appareils de torture médiévaux servant à retarder le moment fatidique où un cheveu argenté percera au grand jour.

Notre culture préfère les filles aux femmes parce qu’elle les perçoit comme plus dociles, leurs esprits vierges et propices à l’endoctrinement.

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La clean girl aesthetic reflète cet idéal aseptisé, une surface propre sur laquelle imposer des politiques de plus en plus restrictives. Pensez à cette manière par laquelle les divas de la droite décrivent les féministes : cheveux bleus, piercings, poil sous les aisselles… Des femmes sales, qui débordent, qui prennent trop de place. La clean girl, elle, prend de la place, mais elle le fait poliment.

Et ça ne nous dérange pas ; elle est si agréable à regarder.

Appartenant à la culture alternative, j’ai cru pouvoir échapper à la beige emprise de la clean girl, mais j’avais tort. TikTok regorge désormais de vidéos d’inspiration pour devenir une clean goth girl, reléguant les Demonia au vestiaire pour des ballerines de cuir noir. Chez URBANIA, j’ai la chance de ne pas vivre sous les diktats d’un code vestimentaire, mais sachez que je comprends que certaines de mes sœurs des ténèbres doivent mettre de l’eau dans leur vin (rouge) lorsqu’elles vont gagner leur vie. Par contre, qu’une esthétique s’adressant à des gens pour qui Siouxsie Sioux est le son que fait mon chat en éternuant s’invite dans nos cercles pour aseptiser un look conçu pour choquer, ça me choque pour des raisons bien différentes.

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Si vous préférez le gloss aux rouges à lèvres mats, je ne vous en veux pas. Vous n’êtes pas fasciste parce que vous préférez le maquillage léger, loin de là. Le but de ce texte est plutôt de démontrer qu’il est faux de croire que la politique ne s’invite pas dans nos trousses à maquillage. Chaque séisme politique retentit bien au-delà des urnes et fait tanguer la main qui trace une croix sur un bulletin de vote et un trait sur une paupière.

Mesdames (et messieurs, le maquillage c’est pour tout le monde), s’il y a bien eu un moment dans l’histoire pour porter du rouge à lèvres or, de l’ombre à paupières bleu, de se raser les sourcils pour les remplacer par une ligne de cristaux Swarovski, c’est bien maintenant. Parce que c’est quand on tente de nous effacer qu’il faut exister encore plus fort.

Soyons le eye-liner liquide waterproof de cette époque de merde.

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