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Les refuges pour femmes en situation d’itinérance sur la corde raide
« On est sur la fine ligne du bris de service », soupire Mélanie Walsh, la directrice de l’Auberge Madeleine, qui offre depuis 35 ans un toit à des femmes en situation d’itinérance.
Déjà que les 26 lits de cette ressource située sur le Plateau affichent perpétuellement complets, six de ses employées (l’endroit est géré à 100 % par des femmes) sont actuellement atteintes de la COVID ou en attente d’un résultat. Assez pour tirer la sonnette d’alarme, sans compter tous les désagréments entraînés par la pandémie et plus récemment l’imposition d’un couvre-feu, qui privent les femmes d’endroits où se réfugier après leur séjour à l’Auberge.
La situation est telle que la directrice de l’établissement s’est fendue d’un cri du cœur sur Twitter en début de semaine, interpellant la mairesse Valérie Plante et le responsable du dossier itinérance à la Ville de Montréal.
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«Je comprends que les hommes sont plus nombreux, mais ce sont les femmes qui sont les plus marginalisées et violentées.»
L’appel à l’aide n’a pas trouvé écho auprès de ces derniers, mais quelques médias se sont penchés sur la situation désastreuse avec laquelle jonglent actuellement tous les acteurs du milieu de l’itinérance. Éclosions, pénurie de personnel, froid, manque de lits, surcapacité : les problèmes s’empilent et le pire s’en vient, à en croire le directeur du CARE Montréal Michel Monette, interrogé récemment dans La Presse. « À partir du moment où nos refuges vont être frappés par Omicron, ça va être une catastrophe », expliquait le patron de l’organisme abritant 300 lits dans trois refuges de l’est de la métropole.
Si les personnes en situation d’itinérance sont parmi les plus vulnérables et démunies de notre société, c’est pire du côté des femmes, assure Mélanie Walsh. En poste depuis trois ans à la tête de l’Auberge Madeleine, elle déplore une lecture encore masculine de l’itinérance à Montréal. « Je comprends que les hommes sont plus nombreux (environ 75 % selon le controversé dénombrement), mais ce sont les femmes qui sont les plus marginalisées et violentées », plaide la directrice.
Rebâtir la confiance des femmes
Pour prendre une puff de sa réalité, je me suis rendu à l’Auberge, dans un endroit tenu confidentiel pour des raisons de sécurité. À l’entrée, la vue d’un cadre dans lequel a été dessiné un arc-en-ciel coiffé des mots « Ça va bien aller » laisse un goût amer. « C’est là depuis le début… », justifie Mélanie, bien consciente que ça n’a pas full bien été depuis.
Les chambres individuelles sont réparties sur trois étages. L’auberge accueille des pensionnaires de tous âges (moyenne de 45 ans environ) pour une durée de quatre à huit semaines. Les femmes peuvent faire jusqu’à trois séjours par année. Selon leur rapport d’activités, 230 femmes ont posé leurs valises ici en 2020-2021. Deux cent trente « privilégiées » puisque 3229 femmes ont été refusées, faute de lit disponible.
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Ça montre à quel point les besoins sont criants pour le personnel débordé par un taux d’occupation à 100 % et quelque 40 000 repas à préparer annuellement, sans oublier les milliers (4580) de rencontres d’intervention avec une clientèle multipoquée aux prises avec des problèmes de consommation, de santé mentale, etc., etc.
« C’est comme un service de première ligne et de dernière ligne à la fois », résume Mélanie Walsh, qui m’offre un tour guidé. « On a des femmes plus âgées et certaines ont du mal à se mouvoir. On les installe sur cet étage, on a maintenant des salles de bain adaptées », souligne-t-elle dans les couloirs du rez-de-chaussée.
Devant chaque porte de chambre, on retrouve une photo de femme et quelques lignes à son sujet, une façon de respecter la vocation féministe de l’auberge. « Plus fortes ensemble » est d’ailleurs le slogan de l’organisme géré par et pour des femmes, visant l’empowerment des résidentes.
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«C’est toujours un défi de bâtir un lien de confiance avec des femmes écorchées, ça prend souvent plus qu’un séjour»
Les chambres, spartiates, abritent un lit simple, un lavabo, un bureau et une table de chevet, un luxe comparé à ce qu’on retrouve dans les grands refuges tels la Mission Old Brewery ou le CARE. « Les femmes ne peuvent pas consommer ici, mais elles le peuvent à l’extérieur. On accepte aussi les femmes aux prises avec des déficiences intellectuelles, des handicaps physiques et les femmes trans qui ne sont pas les bienvenues dans certaines ressources. On est à haut seuil d’inclusion », explique Mélanie Walsh.
Au sous-sol, il y a la cuisine, des tables avec deux chaises au lieu des six habituelles et un atelier au fond avec un mur complet rempli de jolies peintures. « Ça vient apaiser les femmes. Il y a beaucoup d’anxiété. Mais là, l’intervenante responsable des activités a la COVID… », soupire Mélanie.
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Ces activités sont pourtant cruciales pour permettre aux femmes de briser l’isolement et de se familiariser avec la ressource. « C’est toujours un défi de bâtir un lien de confiance avec des femmes écorchées, ça prend souvent plus qu’un séjour », affirme la directrice.
Y a-t-il un pilote dans l’avion?
Une fois dans son bureau, elle en a long à ventiler sur le bordel ambiant et lance plusieurs flèches aux autorités dans leur gestion actuelle de la pandémie. « Cette semaine, la seule chose que j’ai en tête c’est : est-ce qu’il y a un pilote dans l’avion? », déplore Mélanie, qui a du mal à comprendre pourquoi la santé publique n’est pas parvenue en deux ans à développer une approche préventive.
Surtout en ce qui a trait aux employées, nullement considérées dans l’octroi de tests rapides dédiés à sa ressource (réservés aux pensionnaires seulement) et dont les résultats de dépistage peuvent s’éterniser. « On voudrait que nos employées soient dépistées aussi vite que les employés de la santé, mais là, ça prend trois jours avant d’avoir le résultat et j’ai pas les effectifs pour me permettre d’attendre aussi longtemps. »
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Mélanie Walsh estime que la santé publique pourrait dépêcher des équipes de dépistage sur place dès que des cas sont signalés pour mieux épauler les employées laissées à elles-mêmes. Non seulement ce n’est pas le cas, mais les communications sont aussi difficiles avec la santé publique, qui retourne les appels avec un délai de plusieurs jours.
Dans l’intervalle, Mélanie Walsh apprend les nouvelles mesures en place durant les points de presse comme tout le monde et doit se démerder toute seule. « Notre force, c’est nos 22 mois d’expérience en gestion de la pandémie », admet Mélanie, qui doit prendre les devants pour éviter une rupture de services. Elle a par exemple demandé l’aide d’un ami ayant de l’expérience au sein de l’organisme Médecins Sans Frontières afin de l’aider avec la logistique. Elle a aussi elle-même fait installer tout le matériel sanitaire, dont les deux lavabos à l‘entrée de la ressource, en plus de réduire la charge de travail de ses employées pour les aider à éviter le surmenage.
«On roule 24 h sur 24 h, on a pratiquement jamais de congé ni de vacances. Si on doit fermer, ce serait une catastrophe.»
« On roule 24 h sur 24 h, on a pratiquement jamais de congé ni de vacances. Si on doit fermer, ce serait une catastrophe. On aurait aimé plus de courage politique de nos élus concernant les rassemblements pendant les Fêtes », souligne Mélanie Walsh, en communication permanente avec les trois autres refuges dédiés aux femmes itinérantes à Montréal, tous aux prises avec les mêmes difficultés.
Tous ne savent d’ailleurs pas où diriger les femmes qu’ils abritent s’ils devaient être contraints de fermer leurs portes. « Ces femmes s’exposent davantage à la violence, sont plus pauvres que les hommes. J’ai une femme de 70 ans victime de rénoviction qui est arrivée ici (plusieurs débarquent à cause de ça d’ailleurs, souligne-t-elle) et une autre de 82 ans souffrant de démence. »
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’unique infirmière mandatée par le CIUSSS pour donner un coup de main concernant les cas lourds de santé mentale a dû suspendre son service à cause de la pandémie.
En cas de COVID, Mélanie Walsh a aussi eu à créer son propre protocole, « une trajectoire ». D’abord un taxi vers l’Hôpital Hôtel-Dieu pour le dépistage, suivi d’un séjour à l’hôtel Chrome pour attendre les résultats. Si le test est négatif, la résidente peut revenir à l’auberge, sinon elle sera transférée ailleurs, notamment dans une aile de l’hôpital Royal-Victoria. Un casse-tête logistique permanent pour Mélanie et son équipe, qui doivent elles-mêmes composer avec leurs propres risques de contracter le virulent virus. « Pas question de laisser les employées infectées reprendre du service après cinq jours au lieu de dix. Je ne veux pas être responsable de la mort d’une femme. Plusieurs d’entre elles ne sont pas vaccinées ou n’ont qu’une dose », avertit Mélanie Walsh.
Et même si une femme a mis le feu aux rideaux et qu’une autre a lancé des roches aux employées durant la pandémie, pas question d’embaucher des agents de sécurité comme dans les grands refuges.
À l’Auberge, on gère les affaires entre femmes, à bout de bras.
Mais pour combien de temps…
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Les anges de Passages
À quelques kilomètres de là, au centre-ville, Geneviève Hétu m’accueille dans la cour de la Maison Passages, une autre ressource dédiée aux femmes en situation d’itinérance, cette fois âgées de 18 à 30 ans.
Dans la cour parce qu’une éclosion frappe la ressource depuis le 23 décembre, infectant la quasi-totalité des jeunes résidentes. « Il m’en reste trois ici, dont une en dépistage », se désole la directrice générale au service de l’organisme depuis 13 ans, qui recense aussi trois cas positifs parmi son personnel.
La Maison Passages compte 16 lits d’urgence; 11 pour des séjours de quatre semaines maximum et les autres pour de courtes haltes de trois jours. Les pensionnaires de passage débarquent des centres jeunesse, vivent déjà l’itinérance depuis un moment ou ont besoin d’un répit. « On est pas dans la réinsertion. Ce sont des jeunes dans la vingtaine qui souhaitent un break de leur chum ou de leurs clients (plusieurs sont travailleuses du sexe) », décrit Geneviève, qui gère aussi 14 logements pour des jeunes femmes dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.
«On est fatiguées. Une fatigue morale. On parle souvent des anges dans le réseau de la santé, mais jamais on ne pense à nous, même si on accueille celles que personne ne veut»
Les pensionnaires vivent parallèlement toutes sortes de problèmes de consommation et de santé mentale, incluant leurs premières psychoses. « On s’arrange pour maintenir les services, mais c’est limite. L’objectif est de rouvrir graduellement quand les jeunes femmes auront le go de la santé publique », explique Geneviève, qui se prépare à avoir de nouvelles admissions.
Si sa ressource est pratiquement déserte à l’heure actuelle, c’est loin d’être une bonne nouvelle. Dieu sait où se trouvent présentement celles qui ont reçu un diagnostic positif au virus. « Elles ne restent jamais longtemps à la même place et sont en bris de confiance envers le système de santé (plusieurs ne sont pas vaccinées, consomment ensemble et se côtoient) », évoque Geneviève.
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Chaque mois, la Maison Passages doit refuser en moyenne une trentaine de femmes. Ce chiffre a grimpé à 47 en décembre vu la situation, note Geneviève.
Aussi un peu laissée à elle-même, la directrice générale est en contact direct avec Mélanie Walsh et ses homologues des autres refuges pour femmes en situation d’itinérance comme Le Chaînon et le Pavillon Patricia Mackenzie (qui relève de la Mission Old Brewery). « On est fatiguées. Une fatigue morale. On parle souvent des anges dans le réseau de la santé, mais jamais on ne pense à nous, même si on accueille celles que personne ne veut », déplore Geneviève Hétu.
Elle se désole de voir ses jeunes n’avoir accès à rien dans le contexte actuel; ni restos, ni bibliothèques ou autres ressources, sauf exception. Devant aussi peu d’options, elles peuvent faire de mauvais choix par dépit ou se résigner, redoute la directrice générale. « Elles restent avec un conjoint violent et sont abandonnées à elles-mêmes, isolées, loin des réunions Zoom avec les collègues », mentionne-t-elle.
La Maison Passages leur offre une rare échappatoire pour briser l’isolement et reprendre des forces.
Une échappatoire fragile qui, comme à l’Auberge Madeleine, ne tient qu’à un fil.