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Les petites compagnies de théâtre survivront-elles à la deuxième vague?
La jeune comédienne, autrice et metteuse en scène Gabrielle Lessard avait un bel automne devant elle: la lecture de sa toute dernière pièce La blessure, au théâtre Espace Libre à Montréal, des tournées prévues pour ses spectacles ICI et Guide d’éducation sexuelle pour le nouveau millénaire, des répétitions, des livraisons de théâtre à domicile avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CDTA), des podcasts, des idées plein la tête.
Puis là, ça:
Depuis le 1er octobre, les théâtres, les cinémas, les restos, les bars et bon nombre de lieux de rassemblement situés en zone rouge ont dû fermer leurs portes. En effet, la deuxième vague a englouti bien des entreprises et des humains sur son passage.
«Au début, on a vu beaucoup de positif là-dedans, parce que d’habitude, je produis mes spectacles très vite. En 9 ou 10 mois, j’écris, je fais la mise en scène, on répète et on joue. Sans parler de la production, des demandes de subventions, etc.»
« À la base, la pièce La blessure était censée être produite dans sa version finale, à l’automne 2020. À l’annonce de la première vague, ma compagnie Théâtre PAF et moi avons décidé de proposer un laboratoire de création sous forme de lecture publique à la place, pour respecter la distanciation sur scène et minimiser les interactions. Au début, on a vu beaucoup de positif là-dedans, parce que d’habitude, je produis mes spectacles très vite. En 9 ou 10 mois, j’écris, je fais la mise en scène, on répète et on joue. Sans parler de la production, des demandes de subventions, etc. Là, avec les mesures sanitaires, ça me donnait l’occasion de prendre plus de temps avec les acteurs et les actrices, d’approfondir le texte, de travailler plus lentement. En plus, Espace Libre, où on devait présenter, nous offrait un cachet, donc c’était des belles conditions pour présenter notre création. Et là, à quelques jours de la première, tout a dû être annulé. »
Les lectures devant public de La blessure, dont la distribution compte Guylaine Tremblay (oui oui!), Lamia Benhacine, Marie-Anick Blais, Ève Duranceau et Clara Prévost, devaient initialement avoir lieu du 6 au 8 octobre, à peine une semaine après l’entrée en vigueur des mesures sanitaires en zone rouge. L’équipe devait reprendre les répétitions dans six mois puis présenter la pièce finale l’an prochain.
Mais maintenant, tout est sur la glace.
L’art de se réinventer
« Ce que je trouve le plus difficile dans tout ça, c’est qu’on se “réinventait”, comme le gouvernement nous avait demandé de faire. On a tout transformé pour pouvoir présenter quelque chose devant un public, on a trouvé des nouvelles façons de créer, on a renouvelé l’approche de la compagnie, on a changé notre philosophie pour travailler plus lentement. Et à une semaine du jour J, on a dû tout arrêter. On a travaillé tellement fort », m’explique Gabrielle.
L’émotion de la créatrice se sent, même à travers le combiné. Elle me confie que la décision du gouvernement a pesé sur le moral de son équipe et de bon nombre d’artistes de son entourage.
«Il y a tellement de jeunes comédien.n.es prometteur.euse.s qui se demandent si leur carrière est encore viable et ça me brise le cœur.»
« Je pense à une comédienne comme Clara Prévost, qui joue dans La blessure. Elle avait 3 ou 4 super beaux projets cet automne, elle devait jouer au théâtre en continu pendant un an, sa carrière commence à décoller, mais là, tout est tellement incertain. Il y a tellement de jeunes comédien.n.es prometteur.euse.s qui se demandent si leur carrière est encore viable et ça me brise le cœur », poursuit Gabrielle.
Bien sûr, Gabrielle Lessard comprend la décision du gouvernement, qu’il faut absolument protéger la population et éviter le pire.
La jeune artiste témoigne également du travail acharné des équipes des théâtres avec lesquels elle collabore cet automne. Elle souligne les efforts d’Espace Libre et du CDTA, qui, depuis plusieurs mois, ont mis tout en place pour pouvoir se réinventer, adapter leurs salles, accueillir le public, créer des projets originaux, sécuritaires et COVID-proof. « J’essaye d’être raisonnable, ultimement je sais pourquoi tout ça se passe, pourquoi il faut fermer le plus de lieux possible, mais c’est vraiment frustrant et drainant d’avoir travaillé si fort pour finalement tout annuler, encore », affirme Gabrielle.
Coït interrompu
Les nombreux projets du Théâtre PAF, la compagnie de Gabrielle Lessard, font face à un avenir incertain. Alors que des tournées étaient notamment prévues en Abitibi et à Ottawa, la créatrice (et ses collègues artistes) ne peut plus rien tenir pour acquis.
« Ça nous met dans une position tellement difficile, me confie Gabrielle. Ça fait des années que j’ai pas de salaire, que je suis en précarité financière et psychologique. Sauf que malgré tout, ma compagnie avait le vent dans les voiles, nos projets ont du succès, on est vraiment fier.e.s. Maintenant que tout tombe, il faut que je travaille quatre fois plus pour juste essayer de réorganiser mes affaires, toujours en étant de moins en moins payée, parce que les mesures sanitaires nous coûtent cher. Par exemple, pour la tournée de ma pièce ICI, j’ai décidé de renoncer à mon cachet pour que chaque acteur.trice ait sa propre chambre d’hôtel, comme on nous l’impose. »
On va crever!
Selon Gabrielle Lessard, la fermeture des salles de spectacles est une catastrophe pour les petites compagnies et pour les travailleur.euse.s culturel.le.s, dont les moyens financiers sont déjà très minimes. « On va crever! », s’exclame-t-elle. La PCU est terminée est on est beaucoup a pas avoir droit à l’assurance-emploi. On est à la croisée des chemins, on se sent vraiment seul.e.s et laissé.s pour compte. »
Gabrielle m’explique également que, grâce à sa compagnie, elle emploie environ 20 personnes par année. Elle a donc peur que si son entreprise coule, c’est tous les artisans à qui elle offre des contrats qui couleront avec elle.
Heureusement, malgré l’annulation de La blessure, le Théâtre PAF touche quand même le cachet offert par Espace Libre, qui respecte son engagement financier. « On est chanceux, il y a une belle solidarité dans le milieu », ajoute la créatrice.
Du pain et des jeux
«C’est vraiment le fun de voir que le public est au rendez-vous, que les gens sont là, malgré les masques, malgré la distanciation, malgré les mesures. Ça prouve que le monde tient à la culture.»
En discutant avec Gabrielle, et en tant que spectatrice de théâtre assidue, je me rends compte que lorsque les théâtres ont annoncé leur programmation à la fin de l’été, de nombreux spectacles affichaient complet en quelques heures. « C’est vraiment le fun de voir que le public est au rendez-vous, que les gens sont là, malgré les masques, malgré la distanciation, malgré les mesures. Ça prouve que le monde tient à la culture. De l’autre côté de tout ça, j’espère que le gouvernement augmentera les budgets des Conseils des arts pour qu’ils puissent nous soutenir et relancer la culture. »
En attendant de retourner dans une salle de spectacle, que ce soit un théâtre, un cinéma ou une salle de concert, vous pouvez écouter le balado ICI, dans la série Théâtre à la carte, sur ICI Radio-Canada, ou vous procurer le texte de cette même pièce, publié aux éditions Somme toute.
L’autrice ajoute: « Comme ça, les gens peuvent continuer à manifester leur intérêt pour la culture et les arts québécois. Pour moi, et pour les artistes, c’est comme une lettre d’amour. Même si on reste chacun.e chez nous, ça reste précieux, même vital. »