Logo

« Les pénitences » : regarder la violence psychologique droit dans les yeux

On a jasé avec Alex Viens à l'occasion de la parution de son premier roman.

Par
Laïma A. Gérald
Publicité

« Jules rend visite à son père, Denis, un vieux punk imprévisible, afin de lui remettre une énigmatique petite boîte. Après un silence de dix ans, leurs retrouvailles s’orchestrent autour d’un spaghetti bien arrosé. Mais Denis veut dicter les règles du jeu et la tension monte, dévoilant les raisons de ce huis clos qui vire bientôt au cauchemar. »

Dans son premier roman Les pénitences, que plusieurs journalistes et critiques ont qualifié de livre « coup de poing », l’auteurice Alex Viens expose les ramifications mentales, émotives et sexuelles des relations abusives et de la pauvreté. Je me dois d’être d’accord avec mes pairs : c’est une œuvre qui fesse dans l’dash.

C’est sur YouTube, à travers sa (feu) chaîne Grand-mère Grunge qu’Alex Viens a fait ses premières armes. Si iel s’intéressait tout particulièrement au maquillage dans une perspective queer et féministe, on y parlait également de santé mentale, de précarité, d’identité et de diversité, des réflexions que Grand-mère grunge tricote depuis plusieurs années.

Publicité

Dans la foulée de la parution de son roman aux éditions Le Cheval d’août, nous avons eu le plaisir de jaser avec cette voix déjà bien affirmée, qui promet de continuer de faire jaser dans les chaumières… et les 4 ½ de Rosemont.

Les pénitences, ça parle de quoi?

C’est un drame familial qui dénonce la violence psychologique, trop souvent banalisée. C’est aussi un livre sur l’aliénation parentale et le deuil d’un type de relation avec un parent ou un membre de sa famille.

«J’ai réalisé que la fiction pouvait parfois raconter la réalité avec encore plus de justesse.»

Dans le roman, on sent l’espoir que les choses aient changé, mais on réalise vite qu’une personne aussi malade que Denis [le père de Jules] le demeure. Compte tenu du tort qu’il a causé, on ne pourra jamais revenir en arrière, on peut juste builder par-dessus.

Publicité

Tu l’assumes, ton roman est inspiré de ta vie et du contexte familial toxique et empreint de violence dans lequel tu as grandi. Pourquoi avoir décidé de te tourner vers la fiction plutôt que le récit ou l’autobiographie?

C’est toujours délicat de raconter sa vie et la vie des gens de sa famille. J’avais une histoire à raconter et un propos à véhiculer, mais pas dans un esprit de vengeance. Je ne voulais blesser personne dans ma famille.

J’ai décidé de me tourner vers le roman quand j’ai compris que je pouvais me servir de la fiction pour raconter la réalité. J’ai réalisé que la fiction pouvait parfois raconter la réalité avec plus de justesse.

T’sais, la violence psychologique, c’est un ensemble de petits détails répétés, mais c’est surtout la peur constante qu’il arrive quelque chose de pire, que les menaces se concrétisent. C’est un état de tension latent. En mettant la fiction au service de ce propos-là, je pouvais créer une ambiance anxiogène et oppressante. Plutôt que le dire, je voulais le faire ressentir.

Publicité

Pis on va se le dire, des fois, raconter la réalité exactement comme elle est arrivée, c’est plate en crisse. Donc la fiction devient un outil fabuleux pour révéler ce qui s’est réellement passé et concentrer des années de violence et de harcèlement.

J’avoue aussi que la thérapie m’a fait réaliser que j’avais le droit de m’approprier ce qui m’était arrivé et d’en faire ce que je voulais.

Parlant de thérapie, tu as dit dans plusieurs entrevues que ton processus d’écriture n’avait pas été thérapeutique. Que veux-tu dire par là?

Publicité

Je m’identifie beaucoup à ce qu’en dit l’auteure Marie-Pier Lafontaine (Chienne, Éditions Héliotrope, 2019) : se replonger dans ses traumas et en tirer un récit. c’est tout sauf thérapeutique parce que c’est retraumatisant.

«Ce qui a été libérateur, c’est de trouver les beaux mots pour m’exprimer et m’approprier mon histoire.»

J’ai souvent du mal à identifier ce que je ressens, donc ça m’a pris un petit moment avant de réaliser les impacts de l’état dans lequel je devais me plonger pour écrire et me souvenir de c’est quoi, être un enfant dans cette ambiance-là, c’est quoi, le sentiment de peur constant dans lequel je me trouvais. J’en faisais des cauchemars et ça a été un processus terrible.

Par contre, ce qui a été libérateur, c’est de trouver les beaux mots pour m’exprimer et ultimement, m’approprier mon histoire.

Publicité

Ça fait longtemps que pour moi, les mots sont une porte vers la libération. Venant d’une famille où on niait ma version de la réalité, où on me gaslightait tout le temps, trouver les bons mots et être compris.e est une quête constante et obsédante.

Quand je vois que les gens me lisent et comprennent mon message, je me dis : « Crisse, j’ai peut-être le dernier mot dans tout ça! »

Justement, le langage est une sphère très importante de ton roman. Les mots sont crus, rough, on sacre dès les premières phrases. Quelle place occupent la langue et la construction des dialogues dans ta démarche?

«J’étais un.e enfant qui sacrait dans la cour d’école à huit ans. C’était pas chic, mais je trouve ça bad ass»

Au départ, j’ai abordé mon récit comme une pièce de théâtre. Je pense que ça pourrait aussi être un film. (Je travaille là-dessus, d’ailleurs…) Je dis ça parce que j’ai tout de suite eu envie de donner beaucoup d’importance aux dialogues. Je voulais que les échanges soient épiques, c’est pourquoi le processus de création de mes personnages passe autant par leur langage et les dialogues.

Publicité

Mais avant tout, je voulais rendre compte du langage qu’on utilisait chez nous, parce que c’est de même que ça parlait dans ma famille. Je veux dire, moi, j’étais un.e enfant qui sacrait dans la cour d’école à huit ans. C’était pas chic, mais je trouve ça bad ass. J’ai jamais eu honte du parler un peu rough qu’on avait chez nous. Notre langage est très influencé par le joual, il est coloré et j’y vois un certain charisme. Je voulais illustrer cette langue québécoise de la classe moyenne-pauvre.

Dans mon écriture comme dans ma vie, le langage peut être beau et musical, mais il peut aussi être une arme de destruction face à un interlocuteur qu’on veut blesser. C’est un héritage qui est beau et tragique à la fois.

Publicité

Maintenant que ton livre circule, que les lecteurs et les lectrices s’y plongent, se l’approprient, qu’est-ce que tu souhaites que les gens en retiennent?

C’est une question très chargée. Je pense que j’ai besoin que les gens retiennent que la violence psychologique affecte tout ce que tu es. C’est quelque chose qui est invisible et c’est tellement difficile à saisir quand on est dedans.

Dans le roman, il y a le personnage de Charlie [la soeur de Jules], qui, elle, a vécu de la violence physique. C’est important pour moi d’illustrer comment une pareille dynamique familiale aliène aussi les relations entre frères et/ou sœurs. C’est quelque chose dont on parle moins.

«C’est fabuleux de voir que la réflexion se poursuit et que ça habite les gens de toutes sortes de manières, selon leurs expériences.»

Publicité

Lorsqu’un parent s’accorde tous les droits sur les émotions de ses enfants, fait un choix arbitraire sur qui va recevoir la claque, c’est difficile à réconcilier et ça mine les liens dans la fratrie. Pourtant, les liens fraternels sont précieux parce que nous seul.e.s savons ce qu’on a vécu. Il faut essayer de guérir ces liens-là, en prendre soin.

Je trouve ça beau de voir que les gens qui me lisent en ce moment font leur chemin dans le roman, en fonction de leur vécu. Je reçois beaucoup de témoignages de gens qui réfléchissent, se positionnent, se sentent vus, accompagnés dans leur introspection.

Depuis la parution, je me dis : « Esti, tu passes un an et demi à écrire de quoi, essayer de tout expliquer le mieux possible, à réviser, corriger. Mais après ça, ça se consomme en trois heures. »

On ne peut certainement pas dire aux gens quoi penser du livre, mais c’est fabuleux de voir que la réflexion se poursuit et que ça habite les gens de toutes sortes de manières, selon leurs expériences. Parce que y’a ben du stock là-dedans!

Publicité