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Les neuf vies de Lili Boisvert

« Je suis celle qui tough le plus longtemps dans sa disparition! »

Par
Hugo Meunier
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« Au matin du troisième jour, le brouillard est revenu. Cihi et Midora ont caché aux autres la gravité de l’état de la capitaine. Pour eux, Chaolih prend du mieux et on n’attend plus que son plein rétablissement pour se remettre en route. Mais l’archère et la majore ne peuvent se mentir à elles-mêmes. L’une comme l’autre ont commencé à prier pour le prompt retour de Keyo avec le nécess…»

Lili Boisvert s’amène, après avoir cadenassé son vélo à un poteau en face du café Olimpico, rue Saint-Viateur, où elle m’a donné rendez-vous.

Je glisse mon signet à la 215e page d’Anan – Le Prince (VLB éditeur), premier tome de sa trilogie de style fantasy, dont le deuxième opus intitulé La Prêtresse vient de paraître.

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L’héroïne du récit (très mal en point) après une morsure d’araignée blanche, la mission périlleuse pour sauver le royaume d’Anan, le mystérieux peuple cannibale de la forêt, les lamentations du prince Byrns et cette tension sexuelle entre Midora et le soldat Tarin devront attendre jusqu’à ce soir.

Pour l’instant, je profite de ma toute première rencontre avec l’autrice derrière cette trilogie jusqu’ici haletante.

Je connais Lili Boisvert seulement de réputation.

La journaliste/chroniqueuse/blogueuse (Radio-Canada/Originel etc.), l’animatrice (Sexplora, Les Brutes), la militante féministe, l’essayiste (Le principe du cumshot) sans oublier la fille qui s’est baladée topless en ville pour illustrer l’absurdité de la censure des seins féminins dans l’espace public.

J’avais aussi, comme vous sans doute, constaté sa disparition soudaine de l’espace public, alors qu’on avait l’habitude de l’entendre régulièrement sur divers enjeux liés surtout à la sexualité et au féminisme.

En entrevue l’an dernier à La Presse, elle expliquait que cette pulsion d’écrire un roman fantastique est née d’un ras-le-bol généralisé. « Je n’avais plus envie d’écrire des chroniques, de prendre position tout le temps » révélait-elle à l’époque.

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Un an plus tard, je voulais voir si elle était dans le même état d’esprit. Et comme son roman m’a accompagné pendant mes vacances, la table était mise pour faire connaissance.

« J’ai construit un univers matriarcal. […] Les choix éditoriaux sont faits en fonction de mes convictions »

Lili Boisvert s’excuse de son léger retard et commande un café glacé aux airs de slush. Elle combat un rhume, son premier en deux ans, me dit-elle, en prenant place sur un banc en face du café.

Elle admet d’emblée que son virage littéraire a pris les gens par surprise, à commencer par son éditeur. « Je devais au départ écrire un essai sur le mouvement #MeToo. Il n’a pas essayé de me décourager, au contraire », raconte Lili.

La romancière n’a toutefois pas l’impression d’avoir abandonné les gens qui la suivaient pour ses idées et assure être restée fidèle à elle-même. « J’ai construit un univers matriarcal. Les gens qui m’aimaient pour mon féminisme y trouvent leur compte. Les choix éditoriaux sont faits en fonction de mes convictions », assure Lili.

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Le récit est d’ailleurs truffé de ces références, mais jamais de manière plaquée, ce qui était d’ailleurs son objectif.

Les lecteur.trice.s sensibles à ces enjeux apprécieront, au même titre que celles et ceux qui désirent simplement se farcir une bonne histoire. « Il n’y a par exemple aucune description des personnages féminins, mais on objective beaucoup le corps des hommes », relève notamment Lili Boisvert. Ces figures de style efficaces, en plus de nous soutirer un sourire, font réaliser à quel point nous sommes conditionnés à acheter toutes sortes de stéréotypes récurrents dans les livres fantasy, peuplés de femmes décoratives dans des mondes de gars virils qui se tapochent à qui mieux mieux.

Dans Anan, c’est carrément l’inverse qui se passe. Les femmes sont de redoutables guerrières, instruites et avides de pouvoir, tandis que les hommes sont bébêtes, doués seulement pour les tâches manuelles et au service des femmes.

Extrait d’un dialogue :

« – Parce qu’une société où les hommes gouverneraient n’aurait aucun sens. Un pouvoir masculin reposerait sur le principe de la force physique plutôt que sur celui de l’enfantement. La destruction supplanterait alors la vie. Comment penser fonder une nation sur un principe aussi irrationnel? Les femmes gouvernent parce qu’elles savent protéger l’avenir de la nation: ses enfants. Elles seules sont qualifiées pour administrer les affaires de l’État dans la sagesse et l’harmonie

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Mais la création d’un monde imaginaire et le pas de recul pris par Lili Boisvert dans l’arène militante ne la placent pas entièrement à l’abri des critiques. « On m’a reproché de ne pas aller une coche plus loin dans l’écriture inclusive », souligne celle qui a présentement une réflexion sur le langage épicène au sein du quotidien gratuit Metro, où elle travaille comme directrice adjointe de l’information depuis quelques mois.

«Le roman fantastique me libère, me permet d’aller ailleurs.»

Une réflexion sans doute à l’agenda de plusieurs salles de rédaction d’ailleurs. « J’essaie de le faire quand c’est facile. Je suis allée vers le fantasy à cause de ça, parce que j’avais moi-même plusieurs biais professionnels et j’étais écoeurée de toujours lutter. Le roman fantastique me libère, me permet d’aller ailleurs. Dans le monde réel, je devrais faire plus attention », explique Lili, qui ne s’empêche pas d’aborder des sujets brûlants d’actualité comme le terrorisme ou le racisme.

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L’autrice planche présentement sur le troisième et dernier tome d’Anan.

Comme pour les romans précédents, elle fonctionne sans plan de travail et sans même savoir comment l’histoire va se terminer.

Elle paraphrase Stephen King, qui aime se surprendre lui-même en écrivant ses histoires.

« J’ai vraiment une bonne mémoire!», assure-t-elle en éclatant de rire, en référence aux nombreux personnages et inventions (univers, vocabulaire) qui sont le propre de ce style littéraire.

Un style qu’elle ne connaît d’ailleurs pas plus que ça, sauf pour Le Seigneur des anneaux ou Game of Thrones. Qu’importe, elle n’est pas du genre à se laisser gagner par un sentiment d’imposteur. « Je me justifie en disant que j’ai toujours fait ça (apprendre sur le tas). Même chose pour la sexualité à Sexplora, je n’avais aucune expertise ni études en sexologie. Je suis quand même quelqu’un qui n’aime pas trop se faire identifier à une seule affaire et se sentir dans une boîte. C’est très millénial comme façon de penser je sais!»

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Prolifique, Lili Boisvert a même mis sa rédaction d’Anan sur la touche, le temps d’écrire un essai (oui oui) qui se déroule cette fois dans le monde réel. « J’ai eu une bulle au cerveau, j’avais besoin d’écrire autre chose. Je l’ai envoyé hier à mon éditeur et j’attends de ses nouvelles », mentionne Lili au sujet de son manuscrit encore secret – et même pas approuvé officiellement – dont le thème central sera l’ironie.

Les montagnes russes

Ça fait deux ans que Lili Boisvert s’est pratiquement éclipsée des réseaux sociaux.

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Elle l’a fait en ninja, sans le crier virtuellement sur les toits. Pas tant par pudeur que parce qu’elle ne se trustait pas au départ. « Je ne l’ai pas annoncé parce que je ne pensais pas être capable », admet-elle avec franchise.

Elle tient bon jusqu’ici et ses rares publications concernent ses romans. Et juste ça, ça lui demande tout son petit change.

« Quand je le fais, je lutte contre moi. Ça m’a fait réaliser que j’étais psychologiquement affectée », confie-t-elle.

«La visibilité, ça vient avec énormément de lourdeur. pourquoi je m’impose ça gérer du hate pendant 48 heures. […] Moi j’ai perdu ce combat-là je l’admets, je ne suis plus capable»

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Lili décrit l’engrenage des réseaux sociaux comme des montagnes russes addictives, osant un parallèle avec le cercle vicieux dans lequel se retrouvent parfois plongées les victimes de violence conjugale. « Avec une petite notoriété, tu reçois d’abord une vague d’amour des gens qui te suivent, suivie d’une vague de haine des trolls qui débarquent par la suite », analyse-t-elle.

Et comme le web laisse des traces, elle reçoit quand même des insultes sans même lever le petit doigt sur son clavier. « Il y a quelques jours, une femme m’a écrit pour un reportage d’il y a deux ans sur la viande. Elle me traitait de crisse de folle et de meurtrière…», soupire Lili, qui assume avoir déposé les armes. « La visibilité à notre époque, ça vient avec énormément de lourdeur. Je me suis demandé : pourquoi je m’impose ça gérer du hate pendant 48 heures. Je ne suis même pas payée pour ça. Moi j’ai perdu ce combat-là je l’admets, je ne suis plus capable…»

Celles qui restent

Lili Boisvert n’est pas déconnectée pour autant. Elle lève son chapeau aux voix qui continuent de déranger, contribue au débat à sa façon , à coup de likes sous les statuts qu’elle endosse, comme celui d’India Desjardins récemment dans la foulée de l’affaire Logan Mailloux.

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« Je suis contente quand d’autres prennent le relais. Les gens dénoncent la cancel culture, mais c’est plutôt l’inverse qui se passe. Les réseaux sociaux ont donné tellement de voix et de liberté d’expression que ça crée des débats et des inconforts qu’il n’y avait pas avant », constate-t-elle, dénonçant au passage le manque de nuance entourant certains enjeux.

Dans le contexte polarisant ambiant, Lili Boisvert n’a pas l’air pressée de revenir sur les réseaux sociaux. « Je suis celle qui tough le plus longtemps dans sa disparition! », ironise-t-elle.

Elle préfère en attendant se réfugier dans la fiction, sorte de safe space lui permettant de s’exprimer librement. La réalisation d’un rêve aussi pour celle qui écrivait sans arrêt des histoires lorsqu’elle était enfant. « En vieillissant, je m’étais dit que ce n’était pas un métier. Finalement j’ai revu ma position là-dessus. Ça permet même d’envisager des trucs de manière non frontale », admet-elle.

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Sur la critique, Lili Boisvert assure être capable de vivre avec, consciente qu’elle fait partie de la game. Pour en faire, il faut être prêt à en recevoir, nuance-t-elle. « Être critiquée sans arrêt, c’est très lourd à porter, à gérer. Tout le monde aimerait être aimé et avoir des pouces en l’air. Tout le monde veut être Jay du Temple », tranche-t-elle.

L’entrevue s’achève, je suis heureux de voir que Lili Boisvert va bien, malgré son rhume. Son nouveau boulot chez Métro la stimule énormément. Un retour aux sources pour la journaliste. « Ça me manquait de faire partie d’une équipe. Il y a bizarrement quelque chose de relaxant d’être toujours dans l’actualité de dernière minute », reconnaît Lili Boisvert, avant de filer sur son vélo.

En route vers un prochain projet, un prochain livre et – qui sait – une prochaine vie.