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Mine de rien, ça a fait trois mois jeudi qu’on doit composer avec le couvre-feu.
C’est d’ailleurs ce jour-là que le premier ministre Legault a annoncé son retour à 20h à compter de dimanche, après l’avoir repoussé pendant trois semaines jusqu’à 21h30. Au même moment, la température s’est mise à être idéale pour veiller dehors.
C’est dans ce contexte que je suis allé voir si les gens ont l’intention de faire le couvre-feu buissonnier ou s’ils prévoient se conformer au nouvel horaire, qui obligera dès dimanche la populace à se confiner en même temps que la tombée du jour.
J’amorce mon pèlerinage au populaire parc Laurier un peu après 21h. Premier constat: c’est plein. Les gens sont éparpillés à la grandeur du gazon et un air de fête flotte dans l’air.
Sur la rue Laurier, les passants sont aussi légion et des petites grappes de monde papotent sur les bancs publics. « Vous auriez pas un petit peu de monnaie », répète une dame aux badauds, devant le supermarché Métro qui vient de fermer ses portes.
Le parc se vide comme par enchantement à quelques minutes du couvre-feu. « Je pense que ça donne des résultats. Mais est-ce que c’est chiant? Oui », résume PO, en train de replier la couverture sur laquelle il vient de passer la soirée avec trois de ses ami(e)s. « Je triche déjà régulièrement en petits groupes, mais on ne fait pas exprès non plus. Je ne veux pas dealer avec la police », raconte pour sa part Vicky, qui a déjà reçu la visite des forces de l’ordre une fois, alors qu’elle faisait la fête avec huit amis. Ses derniers ont pu déguerpir à temps par la porte d’en arrière, et elle s’en est tirée sans contravention. « À samedi! », lance-t-elle à ses amis en quittant le parc.
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Dans le petit gym urbain un peu plus loin, Marouane regarde sa montre. C’est déjà l’heure de partir, mais d’abord une dernière série de chin up sur la barre latérale. Le jeune homme habite tout près, donc il sera chez lui à temps. « Avec le beau temps qui commence, j’espère qu’ils vont ramener l’heure à 21h30. Mais en attendant, je suis les règles, pas le choix, c’est une crise mondiale », analyse Marouane en reprenant son souffle.
21h30. Le couvre-feu est en vigueur. Les corps morts de bouteilles vides ou de cannettes sont abandonnés autour des poubelles et sur les tables de pique-nique.
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Près de la piscine, deux jeunes femmes terminent leur bière tranquillement en fumant une clope. « L’heure ne me stresse plus, je n’ai jamais eu de problème à rentrer après le couvre-feu. Je rentre parfois à 3h du matin en mode « call of duty » », illustre Ève, qui a développé ses propres astuces pour déjouer la police. « Je sors toujours dans des endroits proches de chez moi. Pour rentrer, j’emprunte des rues à sens unique pour voir venir les voitures au loin, sinon les ruelles ou les petites rues sketch », énumère Ève, qui n’a pas peur de la police.
«Je vais dire que j’avais besoin de prendre l’air pour ma santé mentale. C’est super facile de se mettre à brailler, surtout si c’est pour sauver 1500$.»
Son amie Amandine a aussi peaufiné quelques scénarios au cas où elle se ferait prendre en flagrant délit de tricherie. « Je vais dire que j’avais besoin de prendre l’air pour ma santé mentale. C’est super facile de se mettre à brailler, surtout si c’est pour sauver 1500$ », souligne la jeune femme.
Même stratégie pour Ève, qui traine quelques pompes d’asthme dans son sac à dos. « Au pire, je vais dire que je suis en pleine crise d’angoisse », souligne cette néanmoins vraie asthmatique.
Les deux amies assurent toutefois faire preuve de discipline dans leur dissidence. « Depuis mars (2020), on est toujours avec les mêmes gens, si on voit des gens à l’extérieur du groupe, on se le dit », souligne Ève.
L’heure file, Amandine me tend une cigarette. Si les deux amies ne nient pas l’existence des variants et la gravité de la situation, elles estiment que les mesures en place sont exagérées. « J’en reviens pas du manque d’esprit critique. J’ai plus peur des punaises de lit que de la COVID », résume Ève, qui admet se faire juger par certains proches à cause de son laxisme. « Ceux qui suivent les règles à la lettre depuis le début voient tous un psy présentement. Est-ce que c’est mieux? », demande-t-elle, déjà convaincue de la réponse.
Les deux amies croient que le pire est à venir, lorsque la température sera encore plus chaude. « J’ai un peu froid, sinon je resterais », avoue Ève.
Un peu plus loin, Cyrus rentre chez lui d’un pas rapide. « Je suis pressé, je suis en retard du couvre-feu », souligne le jeune homme, qui accepte toutefois de prendre quelques minutes pour me jaser. « Je pense que les gens respectent de moins en moins les règles », explique Cyrus, qui s’efforce toutefois de se plier aux restrictions sanitaires. « C’est une question de sens civique. Il y a beaucoup de Français ici alors on sait qu’on est chanceux par rapport à ce qui se passe en Europe », souligne Cyrus, qui décoche une flèche au gouvernement avant de reprendre sa route. « Les gens devraient au moins avoir le droit de vivre l’été! Le couvre-feu est vraiment une décision politique caquiste pour les Boomers », peste le jeune homme.
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22h35, je perçois de l’agitation au bas des estrades du terrain de baseball. Comme presque tous les soirs, Alex est en pleine run de canette. Un boulot payant, surtout en pandémie où les parcs sont aussi achalandés que la Gaspésie l’été dernier. « Tu vas faire le saut, mais je me fais 100$ par jour avec ça et minimum 300$ par semaine. Je fournis pas! », s’exclame ce gaillard, en train d’écraser d’un bon coup de talon chaque canette qu’il dépose au sol, avant de les mettre dans le panier de son vélo. « Ça marche au poids et ça se transporte mieux. Chaque sac de 200 me donne 40$ et je ramasse juste des canettes à vingt cennes », explique Alex, qui amorce présentement ses trois mois les plus payants de l’année. « C’est l’fun, je fume mon petit joint et je trouve des bouteilles de bière pleine. Je viens de boire une Cheval Blanc. Si tu savais toutes les sortes que je trouve… », s’enthousiasme Alex, qui m’offre à son tour une cigarette.
Comme il ramasse toujours ses cacanes de nuit, pas question de respecter le couvre-feu. « Il y a deux millions de personnes à Montréal et 2000 chars de police. Il suffit d’être discret », résume Alex, qui connaît la ville comme sa poche et préfère vivre en marge du système.
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En face du parc, Xavier et Érika prennent leur thé quotidien sur le balcon de leur résidence. Il est presque 23h et c’est le calme plat après l’agitation de la soirée. « Le parc se remplit dès qu’il fait beau. La police passe, mais laisse le monde vivre. Ce n’est pas la grande répression », observe Érika, qui ne voit pas non plus grand monde défier le couvre-feu. Pas encore du moins. Xavier pensait au départ que ça serait difficile de le respecter avec le beau temps, encore plus en le ramenant à 20h. « Mais là, avec la situation mondiale, je pense que ça va être respecté. Je connais des gens de mon âge amochés fort à cause des variants », confie le trentenaire.
«Avec la situation mondiale, je pense que ça va être respecté. Je connais des gens de mon âge amochés fort à cause des variants.»
Le couple est en télétravail depuis le début de la pandémie et ne voit pratiquement personne. « J’ai une maladie chronique pulmonaire alors j’ai fait la paix avec ça », explique Érika, qui ne condamne pas pour autant les gens qui ne respectent pas les consignes sanitaires. Une question de santé mentale, croit Xavier, citant en exemple les jeunes employés qui travaillent pour lui. « Je les sens moins en détresse parce qu’ils ont pu en profiter un peu avec le couvre-feu à 21h30. Ils semblent revigorés et corrects pour encore quelques semaines », espère-t-il.
« Fais-toi pas pogner! », me lance Xavier, lorsque je quitte le sympathique couple vers 23h15.
Tiens, au fait, je n ’ai encore vu aucune autopatrouille depuis le début du couvre-feu. Ni autour du parc ni sur la route.
J’arrête dans un dépanneur 24h de la rue Papineau me procurer des cigarettes. « On ne vend pas de cigarettes après le couvre-feu », m’informe le commis. Décidément.
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Au coin Rachel et Marquette, deux adolescents courent sur le trottoir comme s’ ils avaient le diable aux trousses et plusieurs vélos circulent dans la piste cyclable. Contrairement à ma première virée en plein couvre-feu, personne ne semble rentrer du travail.
Je gare ma Matrix devant le parc Lafontaine pour voir si des tricheurs sont à l’œuvre dans des petits coins sombres. C’est mort, sauf pour quelques ramasseux de bouteilles et promeneurs solitaires (de chien surtout, ce qui est permis). Sur un banc de parc en face de l’étang, un jeune homme parle tout seul et dodeline la tête de bas en haut.
Minuit approche, il commence à faire un peu froid.
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En retournant vers ma voiture, je vois sur le trottoir un écureuil en train de courir après sa queue. Je réalise n’en avoir vu aucun autre durant ma longue promenade dans le parc.
Même eux respectent le couvre-feu.