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Les maladies négligeables

Par
Kéven Breton
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Tu es mort un soir de septembre d’une maladie que je ne connaissais pas. J’avais même jamai entendu le nom : Ehlers-Danlos. Faut dire que t’en parlais jamais. En tout cas pas à moi.

Parce que ta maladie était négligeable. Elle était quasi invisible. Les marques qu’elle laissait parfois n’étaient que vulgaires échardes ou ecchymoses discrètes. Je mettais tout ça sur le dos de ta fabuleuse maladresse.

Tu m’avais l’air en pleine santé. Ton anatomie me semblait top shape. Tu menais une vie active entre séances de vélo et d’escalade. Avec quelques bleus occasionnels, mais tu t’en plaignais jamais. Pendant cinq ans, on jasait sur les divans scraps du journal étudiant. On a fait la grève. On a bu. On a marché sur des tracks de chemins de fer. Et t’as même jamais prononcé les mots «Ehlers-Danlos». T’arrivais à l’école en boitant ou en béquille. Tu justifiais ça par «j’suis juste ben malchanceux».

Pis un jour t’en es mort. De cette maladie qu’on dit rare ou orpheline. Méconnue des chercheurs et encore plus de nous-autres. Elle se perd dans la masse génétique, se camouffle entre les pages des livres de médecine. Elle est invisible à l’œil nu. Ses symptômes étaient, croyait-on, négligeables. Même avec un stéthoscope et de meilleures notes en biologie j’aurais difficilement pu te fournir un diagnostic adéquat.

Parce que même les médecins ont pas pu.

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Le syndrome d’Ehlers-Danlos est délaissé et négligé. Tellement que c’est ta sœur biologiste qui, en fouillant dans ses livres, s’est autodiagnostiquée en reliant les points symptomatiques. Vous êtes tous les deux atteints. Ta mère aussi. Vous le saviez depuis quelques années seulement.

Cette malchance génétique rendait ta peau et tes organes plus susceptibles aux déchirures. T’en avais eu un pas pire avant-goût quand t’as subi une rupture de l’intestin à 18 ans. Mais même après cet incident, après plusieurs foulures et dislocations, et toutes ces plaies qui guérissent mal et lentement, les médecins n’y ont pas vu manifestation de quelconque maladie. C’est que l’information scientifique sur cette maladie était (et demeure) sous-documentée.

Cette méconnaissance s’explique d’elle-même. Puisque le syndrome d’Ehlers-Danlos type IV touche moins d’une personne sur 100 000 les compagnies pharmaceutiques ne s’y intéressent pas. Parce qu’il n’a pas d’argent à faire avec si peu de patients.

C’est quand la loi du marché s’applique même au domaine de la santé.

T’es mort tôt en septembre. Sans que personne n’aie pu faire grand-chose. C’était un risque qui te guettait chaque fois que tu faisais un grand effort physique. Une balade au bord d’un récif périlleux sur lequel tu t’aventurais anyway parce que c’était pas un collagène déficient qui allait t’empêcher de vivre.

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Mais probablement que cette fois-ci, t’as poussé ton bike un peu trop fort sur le mont Royal pis ton corps a brisé. Rien à faire, t’es décédé quelques heures plus tard à l’hôpital d’une rupture de l’aorte.

C’est ta sœur qui m’a appris tout ça. Je l’avais jamais rencontrée, mais elle m’a appelé, à quelques semaines de ton premier anniversaire de décès pour que je sensibilise les gens à la cause. C’était important pour toi.

C’était un drôle de timing car elle m’a contactée quelques jours avant la frénésie du #IceBucketChallenge. Tout le monde sur l’Internet a déjà donné son avis sur ce phénomène et je le ferai donc pas (tout ce que j’ai à dire c’est qu’on nomme quelqu’un on le nomine pas, tabarouette.) Je vais cependant ajouter ceci : la SLA est une maladie rare parmi… quelque 7000 autres répertoriées. Quand on fait un don, il faudrait peut-être pas oublier les 6999 autres.

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Parce que si c’est tristement trop tard pour toi, ce ne l’est pas pour ta soeur. Et pour tous les autres qui vivent dans le microscopique inconnu de cette maladie (plus tous ceux qui sont atteints sans même encore le savoir). C’est pourtant un syndrome qui a été identifié il y a plus de 100 ans, c’est curieux qu’il soit encore autant sous-diagnostiqué. Par-là, j’entends que même Wikipédia a pas trop l’air de savoir c’est quoi.

Il reste ta sœur pour me parler de cette angoisse : l’absence d’une prise en charge sérieuse, d’information crédible sur la maladie et ses aléas. Le fait qu’une simple douleur à la poitrine lui fait scrupuleusement penser à la mort.

Et de son envie d’améliorer les choses. De servir de cobaye pour des prises sanguines à tâtons, pour des tests médicaux à essais et erreurs, dans le but de faire un peu de lumière.

Et de donner un peu de sens à ta mort.

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Parce que les cas sont tellement rares et mal répertoriés que même les statistiques concernant la maladie ne peuvent pas être considérées comme scientifiquement acceptables. Elle et son chum sont game d’avoir un enfant. En dépit du risque que ça tourne mal : le taux de mortalité chez la mère lors de l’accouchement est de 12 à 25 %. Mais ce risque se calcule plus avec les doigts qu’avec une calculatrice, puisque ces statistiques se basent sur un échantillon de 27 grossesses entre 1950 et 1990.

C’est ça, c’est cette fine crainte intérieure. L’angoisse de vivre dans la méconnaissance de son corps. De pas connaître ses propres limites. Anticiper que la fragilité subtile de ses organes peut, à n’importe quel moment, s’avérer fatale.

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En attendant, on peut en apprendre plus sur ces maladies rares et peut-être donner un peu aussi. Pour en savoir plus, consultez le site web du Regroupement québécois des maladies orphelines.

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