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Les Karen : après « OK boomer », la génération Z s’attaque à la génération X
Vous avez peut-être déjà vu ce meme passer :
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Plus récemment, vous avez probablement aussi entendu parler de cet incident raciste qui a contribué au regain du mouvement Black Lives Matter :
Ces madames-là ont été surnommées Karen et c’est vraiment pas un compliment.
Elles représentent un archétype de femme blanche de classe moyenne, dans la fleur de l’âge, colérique, raciste, qui utilise sciemment son privilège pour se victimiser, rabaisser les autres et dans plusieurs cas, pour mettre la vie de personnes noires et racisées en danger.
On a tenté d’en savoir plus sur l’origine de cet archétype et les raisons de sa popularité. Inutile de préciser ici qu’évidemment : not all Karens, not all génération X, not all toute en fait.
La Karen est un symbole que les gens utilisent pour dénoncer certaines valeurs, certaines actions. Lesquelles? C’est ce qu’on va tenter de définir.
L’archétype Karen est un moyen pour les Z et les millénariaux d’identifier ce qui, selon eux, ralentit le progrès vers une société plus juste et égalitaire.
On tient aussi à préciser qu’un clivage générationnel n’est pas le seul facteur expliquant les remous sociaux qu’on voit en ce moment. L’archétype Karen est un moyen pour les Z et les millénariaux d’identifier ce qui, selon eux, ralentit le progrès vers une société plus juste et égalitaire. Voyez-le comme une fenêtre pour mieux comprendre les revendications et la réalité d’une tranche importante de la société.
Au commencement fut le meme
Personne ne sait avec certitude quand le meme des Karen est apparu. Le site de référence Know Your Meme avance au moins trois hypothèses : une scène du film Mean Girls devenue meme (2004), une scène du film Goodfellas (1989) et un extrait d’un numéro stand-up de Dane Cook (2004).
En parallèle est aussi apparu le meme «The “May I Speak to the Manager” Haircut», ou une association est faite entre le port d’une certaine coiffure et une attitude condescendante envers les employés du secteur des services (commerces de détail, restauration, service à la clientèle).
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Par une alchimie mystérieuse, l’internet (plus précisément les millénariaux et les Z) a fusionné les deux tendances, baptisant ainsi la madame aux cheveux funky qui engueule des employés du prénom de Karen. La connotation raciste sera ensuite ajoutée, mais on y reviendra un peu plus loin.
Esquisse grossière de la Karen commune
Certains disent que Karen représente toutes les valeurs problématiques de la Génération X.
Pourquoi cette corrélation entre le choix du prénom Karen et la génération X ? Selon la Social Security Administration américaine, ce prénom était au pic de sa popularité en 1965, alors qu’il occupait le 3e rang en matière de popularité. Et comme on a identifié les personnes nées entre 1961 et 1981 (approximativement) comme faisant partie de la génération X, on peut avancer que le grand nombre de femmes X prénommées Karen explique le choix collectif de ce prénom pour identifier cet archétype.
Pourquoi la génération X ?
Karen, c’est une enfant de baby boomers. Malgré qu’elle ait été témoin de plusieurs événements historiques comme le déclin de l’impérialisme colonial, la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, qu’elle ait vécu une période d’incertitude économique, une récession dans les années 80, une baisse du taux d’emploi, sans compter les ravages du SIDA, sa situation s’est par la suite améliorée au début des années 90, grâce à une évolution technologique extrêmement rapide, ainsi qu’à la présence accrue des femmes sur le marché du travail.
Les Karen blanches ont grandi dans le confort et les privilèges de la classe moyenne et dans une conception de la justice sociale assez simpliste avec les fausses bonnes pensées du type «Moi je ne vois pas la couleur. Tout le monde est égal : blanc, noir, jaune, violet, bleu».
Les Karen blanches ont grandi dans le confort et les privilèges de la classe moyenne et dans une conception de la justice sociale assez simpliste avec les fausses bonnes pensées du type « Moi je ne vois pas la couleur. Tout le monde est égal : blanc, noir, jaune, violet, bleu ». Karen n’a jamais remarqué les failles du filet social installé par les boomers. Elle a baigné dans la conception judéo-chrétienne de charité et de white savior.
Cependant, ce qui caractérisait vraiment la Karen au départ, selon les générations plus jeunes, c’était sa colère. Il existe sur internet de nombreux vidéos de femmes blanches X qui abusent verbalement des employés de cafés ou de magasins, souvent pour des raisons qui semblent futiles par rapport à leur colère : une erreur dans leur commande, l’absence sur les tablettes d’un produit désiré, etc.
Or, qui sont les employés que Karen invective ? Souvent, des millénariaux et des Z.
Le clivage Karen
Les millénariaux (nés entre les années 80 et 90) ont un rapport particulier avec la violence, ayant été témoins des attentats du 11 septembre 2001 ainsi que du début de la vague de violence en milieu scolaire avec le massacre de l’école Columbine.
Ils ont aussi vécu, et vivent toujours, dans des situations économiques précaires. Même s’ils ont accès à une meilleure éducation, le surendettement que cela occasionne, ajouté à la grande récession de 2008-2009 et le déclin de la classe moyenne, en ont fait des jeunes adultes surqualifiés, surendettés, qui devront non seulement travailler beaucoup plus longtemps que leurs parents, mais qui se retrouvent à travailler dans des secteurs où les conditions de travail sont plus difficiles, notamment les secteurs du commerce de détail, de la restauration et du service à la clientèle.
Les Z (nés entre 1997 et 2012) eux, vivent non seulement les contrecoups de ce qui affecte les millénariaux, ils ont une énorme sensibilité par rapport aux enjeux sociaux actuels. Ce sont des adolescents aux prises avec un taux inquiétant de problèmes de santé mentale, notamment la dépression et les troubles anxieux. Ils sont témoins régulièrement de tueries scolaires. Ils connaissent les dangers et les conséquences du réchauffement climatique et doivent tolérer, impuissants, l’inaction des gouvernements.
Étant pratiquement nés avec un modem dans les mains, ils maîtrisent non seulement internet et les réseaux sociaux mieux que quiconque, ils savent comment les exploiter au-delà de leur fonction première. Ils ont ainsi accès à un savoir et des expériences qui sont absents de l’éducation générale qui leur est donnée. Tout cela les rend très sensibles aux enjeux de justice sociale (racisme, sexisme, homophobie, transphobie, grossophobie, capacitisme, classisme, etc.) et environnementale, et de façon plus générale, aux effets néfastes du capitalisme.
Ce sont généralement ces valeurs de justice et d’empathie qui clashent avec le sentiment d’entitlement de Karen (yo, la langue française, un mot français pour entitled, ça te tente-tu de travailler là-dessus? On en aurait besoin. K, merci bye).
Karen et le racisme
Depuis quelques années, l’archétype Karen est utilisé pour confronter la femme blanche et son racisme particulier. Un des aspects les plus dangereux du racisme que beaucoup de femmes blanches perpétuent, c’est le pouvoir de leurs larmes.
Partant du privilège de sa couleur de peau, une femme blanche sera la plupart du temps mieux protégée qu’une personne racisée.
De façon plus subtile, mais non moins violente, les femmes blanches utilisent également, consciemment ou non, leurs larmes pour faire dévier sur elles-mêmes des conversations où des personnes noires ou racisées tentent de mettre en lumière leurs expériences de racisme.
Un exemple parmi les plus tragiquement populaires est le meurtre violent du jeune Emmet Till, 14 ans, assassiné en 1955 par deux hommes, après qu’il ait été accusé d’avoir sifflé Carolyn Bryant, une femme blanche, dans un magasin du Mississippi. Bryant avait initialement accusé le jeune Emmett de l’avoir sifflé et de lui avoir adressé des paroles vulgaires. Deux hommes ont par la suite battu le jeune garçon à mort. Ils ont ensuite été acquittés de ce meurtre. En 2017, Carolyn Bryant a avoué dans sa biographie avoir menti.
De façon plus subtile, mais non moins violente, les femmes blanches utilisent également, consciemment ou non, leurs larmes pour faire dévier sur elles-mêmes des conversations où des personnes noires ou racisées tentent de mettre en lumière leurs expériences de racisme.
Cette citation (traduite librement) tirée d’une chronique de Ruby Hamad dans le journal The Guardian explique bien cette tendance:
«Presque chaque femme noire que je connais a vécu une situation, dans un contexte professionnel, où elle a tenté d’avoir une conversation avec une femme blanche à propos de son comportement et où la conversation s’est terminée parce que la femme blanche pleurait. Cette dernière ne pleurait pas parce qu’elle regrettait ses actions ou parce qu’elle était contrite. Elle pleurait parce qu’elle se sentait attaquée ou parce que la femme noire avait été trop dure avec elle.»
Les personnes noires et racisées se voient ainsi de nouveau réduites au silence, invalidées et à nouveau confinées dans des préconceptions de personnes agressives et dangereuses.
Depuis quelques années, grâce aux téléphones portables, on est témoin d’incidents ou une femme blanche appelle la police pour dénoncer des personnes noires qui, à défaut d’avoir commis un crime, dérangent cette femme. Les motifs sont aussi variés que futiles : organiser un BBQ dans un parc, vendre de la limonade, accrocher une femme blanche par mégarde avec son sac à dos dans un dépanneur, etc. Dans les deux derniers cas, les «contrevenants» étaient des enfants.
Internet, avec le sarcasme qu’on lui connaît, a d’abord utilisé l’allitération pour identifier et ridiculiser ces personnes : BB Becky, Permit Patty, Cornerstore Caroline.
Le racisme systémique présent dans les divers corps policiers aux États-Unis et au Canada n’étant plus à prouver, on peut absolument affirmer qu’appeler la police pour un incident mineur impliquant une personne noire la place directement en danger d’actes racistes, de violence et même de mort.
Puis, plus récemment, le cas d’Amy Cooper a déclenché la colère de milliers de personnes et, combiné au meurtre de George Floyd par des policiers, a contribué à raviver le mouvement antiraciste Black Lives Matter.
La colère mortelle des femmes blanches a été baptisée Karen par deux générations qui en ont assez des injustices de tous genres.
Alors que Christian Cooper, un homme noir, observait des oiseaux à Central Park, il a demandé à une femme blanche de tenir son chien en laisse, selon le règlement en vigueur dans le parc. La femme, Amy Cooper, visiblement en colère de s’être fait interpeller, a décidé de se venger en appelant les policiers. Et pour la toute première fois, on a vu une Karen avouer de façon totalement décomplexée qu’elle connaissait le danger que ses larmes représentaient pour la sécurité de Christian Cooper :
«I’m going to tell them there’s an African American man threatening my life.»
«Je vais leur dire qu’un homme afro-américain menace ma vie.»
Dans le contexte que l’on connaît, cette menace peut aisément être qualifiée de menace de mort.
C’est ainsi que la colère mortelle des femmes blanches a été baptisée Karen par deux générations qui en ont assez des injustices de tous genres.
Des pistes de réponse
Les Karen croient-elles que la justice sociale leur fera perdre leur confort durement acquis après des années d’incertitude, ainsi que leurs privilèges et biais inconscients qui les protégeaient d’une (nouvelle et confrontante) remise en question fondamentale ?
Ont-elles été convaincues par Donald Trump et autres politiciens d’extrême droite que ce danger venait des immigrants et des personnes racisées plutôt que de la démesure du capitalisme qui ne profite qu’aux hommes cis blancs?
Les Karen étaient des enfants ou des préadolescentes quand elles ont été témoins du mouvement féministe de 2e vague. Parmi celles qui ont ensuite adhéré au mouvement, une bonne partie ne semble malheureusement pas reconnaître, malgré tous les avancements sociaux accomplis, son manque crucial d’intersectionnalité qui a laissé plusieurs femmes et personnes issues de minorités de genres glisser dans les craques.
Est-ce que ça pourrait expliquer cette colère, cette rage démesurée qu’on associe à la Karen ?
Peut-être. Ça ne la justifie pas pour autant.