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Les jeux de regard, portrait d’une romance décomplexée

Je te regarde... moi non plus.

Par
Jean Bourbeau
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Nos yeux se touchent au loin, se délaissent, puis au dernier instant, nos regards se croisent une dernière fois, silencieusement. Instant fugace entre inconnu.e.s, tel un échange de parfum sur l’idylle des trottoirs.

Que signifient ces coups d’œil partagés au détour d’une rue et aussitôt perdus dans la brume du quotidien? S’ils se font parfois ludiques, parfois séducteurs, sont-ils aussi naïfs qu’on pourrait le croire? Et pourquoi se prête-t-on au jeu des œillades?

J’ai donc réuni l’avis d’ami.e.s, de collègues et d’inconnu.e.s en un échantillon de 10 femmes et 5 hommes, âgés de 25 à 38 ans, pour faire la lumière sur ce petit mystère. Au départ, la majorité semblait décontenancée par la question, plusieurs n’avaient jamais mis en mots cette intimité qu’ils et elles vivent à leur façon. Puis les langues se sont déliées, une mosaïque de positions s’est peu à peu dessinée, brossant le tableau d’une génération aux regards bien différents.

Chloé, 32 ans
Ça texture énormément mon quotidien. Ça me nourrit vraiment. Des fois, ça m’émoustille, des fois pas pantoute. Je ne crois pas que ce soit une forme d’autovalidation, mais bien un petit velours à l’égo. Le port du masque m’a souvent privée de sourire aux inconnus. Tout ça est une manière de communiquer. Le bref instant où on te sourit devient une circulation d’énergie. J’ai déjà vécu par le regard quelque chose de vraiment fort avec une vieille dame, un réel contact bien loin de la séduction. Il y a une beauté dans l’éphémère.

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Guillaume, 28 ans
Je ne suis pas un grand partisan de me faire regarder. En échange, je regarde rarement les gens. J’observe beaucoup, je spot de très loin, parfois peut-être échanger un second regard, mais en général j’essaie d’offrir la même liberté que celle qui me plait.

Audrey, 27 ans
C’est fou comment c’est propre à Montréal. C’est très intense comparativement à d’autres villes. Tu ne peux pas sortir de chez toi sans que ça se déroule. C’est une réalité quotidienne, mais à bien y penser, on n’en parle jamais. Il y a une optique certes romantique, mais ça ne m’attire pas tant que ça, Des fois, c’est tellement évident que ça en est ennuyant, j’aime mieux regarder quelqu’un qui ne me regarde pas. J’offre donc assez peu à ceux qui jouent. Mais quand le geste est beau, ça laisse parfois une trace dans ma tête. Un regard qui se transforme en bref scénario, en jolie impression.

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Juliette, 25 ans
Quand je suis dans un bon vibe avec de la musique, il y a des journées où tout le monde est beau et je fais des sourires autant aux filles qu’aux garçons. Je suis en faveur des rencontres dans la rue, mais tout regard n’est pas une forme d’invitation. Se faire suivre pour être abordée 2-3 coins de rue plus loin, c’est moins l’fun. Ça dépend aussi du temps de la journée : dès qu’il fait noir, les jeux du regard, pour moi, c’est fini. Mais quand la rue déborde, j’aime vraiment ça, même que quand on ne me regarde pas, ça m’insulte! [Rires]. Des fois, je ne veux pas regarder, mais mon ego est juste trop gros, je dois savoir si c’est partagé! Petit secret, je regarde les hommes de tout âge, mais surtout ceux avec leur blonde! [Rires]

Rose, 30 ans
J’adore! C’est une de mes choses préférées. Capturer un échange abstrait entre deux personnes, c’est pas juste de la séduction, c’est chercher le contact. Se permettre de se sentir encore dans un monde où il y a des contacts entre inconnus. Je regarde tout le monde et j’essaie d’implanter mon regard dans chaque rencontre. [Rires]

Olivier, 38 ans
J’ai extrêmement peur d’être creepy. Je comprends la portée d’affronter cette menace inhérente chez les femmes. Si on m’offre un regard, je vais le rendre et embarquer dans cette game-là, mais je ne vais jamais l’initier pour ne pas m’imposer de manière déplacée. C’est tellement devenu connoté avec le concept des micro-agressions, qu’on jette des conclusions qui n’ont pas d’intention. Personnellement, je suis dans ma tête. C’est beaucoup plus riche que ce qui m’entoure, mais si j’en sors, ça va être dans la séduction. Évidemment, ma blonde le remarque chaque fois! [Rires]

Fanny, 27 ans
Je souris aux vieilles personnes pour leur donner espoir envers la jeune génération! [Rires] Les jeux de regard, c’est une sorte de connivence collective, mais je suis vraiment plus occupée à regarder les chiens, qui se tiennent plus bas. Je suis souvent dans ma tête en public, mais si la personne est vraiment sexy, je l’avoue, j’ai le regard volage, ou quand je me sens comme une louve féroce et que je croise un père avec une petite vie charmante, je m’amuse à le déshabiller du regard et tenter de détruire sa famille parfaite. [Rires]

Mia, 29 ans
Il y a une trop grande pudeur chez moi pour y participer. J’ai l’impression que je suis plus dans la complicité, dans une relation de témoin. Par exemple, si je m’enfarge, je vais chercher mon public, l’auditoire de la banalité, des mini-catastrophes du quotidien. Le loufoque n’est pas là si personne ne le voit. Les regards font exister les choses.

Christophe, 30 ans
En public, je suis assez dans ma bulle. Pas que je ne veux pas croiser les regards, mais j’écoute ma musique, je regarde l’architecture, l’ensemble du paysage. Je ne m’attarde pas tant aux gens. Quand une fille ou un homme me regarde, c’est souvent awkward, alors je ne m’en occupe pas. Mais un truc que je ne peux m’empêcher de faire en vélo, c’est de fixer les automobilistes dans les yeux. J’ai toujours fait ça et j’ignore pourquoi!

Émilie, 30 ans
Je cherche les regards, mais je les vis mal! [Rires] J’aime ça et je n’aime pas ça quand ça arrive. Souvent, je craque. Surtout quand tu t’habilles funky, ça attire les joueurs, alors je souris soit pour désamorcer mon malaise, soit pour amorcer une séduction qui dure jamais assez longtemps!

Simon, 25 ans
Je suis mitigé parce que je suis un peu fleur bleue. L’idée de croiser le grand amour dans la rue me parle beaucoup. Chaque fois, je me dis : « Wow! Ce serait fou qu’une histoire parte de là! ». Je crois au coup de foudre au sens très romantique de la chose, donc je le cherche, mais pas trop, car je sais que pour une fille qui marche simplement dans la rue, la charge peut être terrible. Elle a sûrement juste envie d’être tranquille et chercher son regard peut vite devenir pesant, donc je reste mitigé.

Dolores, 30 ans
Je comprends la game, mais je me situe plus près de son négatif. Je choisis consciemment de ne pas y participer. Si je croise quelqu’un de cute, souvent je l’ignore. Tu te vulnérabilises en jouant au jeu. En y refusant, tu t’élèves au-dessus. Ça prend de l’énergie, mais tu as l’impression de ne pas avoir besoin du regard de l’autre, parce qu’en vérité, les jeux de regard sont un jeu de pouvoir.

Michael, 26 ans
C’est dès que je sors de chez moi. C’est une manière de vivre la ville, de fantasmer discrètement des romances que je n’aurai jamais. Chaque échange réciproque est une porte vers un monde, un imaginaire qui peut changer le cours d’une journée. Plus tu assumes ton regard, plus tu te rends vulnérable. Par exemple, si une fille que je trouve cute m’ignore, j’me sens pas insulté, mais il y a clairement une échelle qui s’est construite et je suis en bas d’elle. J’ai un peu de misère à comprendre, mais je respecte parce que quand un regard s’invite, parfois je le fuis. Une question de fierté et d’égo je crois. Des fois, je veux être en haut de l’échelle. C’est con toute cette construction.

Marie-Soleil, 32 ans
Les jeux de regard, c’est une façon de se connecter socialement, surtout après avoir été confinés si longtemps, c’est un besoin humain important, même s’il ne dure que quelques secondes. Ça devient un peu plus complexe quand le regard dure. Plusieurs femmes ont développé un genre de sixième sens qui permet de savoir ce qu’implique un regard, s’il est innocent ou rempli de sous-entendus. Quand je le sais déplacé, j’évite et j’ajoute un eye roll, ne serait-ce que pour ma propre satisfaction. Évidemment c’est plaisant se sentir belle, se sentir désirée, mais je pense que les femmes qui marchent dans la rue préfèrent accrocher celui des autres femmes, le genre de regard qui dit « you got this », parce que c’est bien plus empowering.

*Les prénoms ont tous été modifiés par souci de confidentialité.