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Remarquable joueur d’harmonica, chanteur à la voix d’or et icône incontournable de la rue Royale à La Nouvelle-Orléans, « Grandpa » Elliott Small a aujourd’hui plus de dix-mille fans sur les réseaux sociaux.
Avec des vidéos visionnées plusieurs centaines de milliers de fois, l’homme à la salopette en jeans, âgé de soixante-neuf ans, attire toujours les touristes mais ne souhaite plus vraiment parler de lui.
Le samedi matin, il m’est coutumier de promener mon vélo dans les rues du Quartier français, sans but, guidée par les artistes de rue, leurs musiques, leurs spectacles, leurs œuvres ou leurs tours de magie, mais rechercher Grandpa Elliott dans l’idée d’en apprendre davantage sur lui, ça ajoute du piment, et ici, on les aime les piments ! Il est vrai que la magie du net peut nous en dévoiler pas mal sur ce talentueux musicien, mais je cherche autre chose, ce qui ne se voit pas, ce qui ne se lit pas. Après coups de fil et messages lancés comme des bouteilles à la mer, discussions au hasard, rencontres inopinées, je l’aperçois enfin !
Je suis au croisement des rues Royale et Toulouse, son endroit stratégique. Il est passé deux heures de l’après-midi. Ma première pensée est étrange: je me demande si je ne suis pas passée à côté de lui la semaine précédente sans l’avoir remarqué. Oui, je cherchais un être guilleret, animant la foule, faisant danser les passants. Oui, je tendais l’oreille dans l’idée d’un air de « Stand by me » même si j’espérais plutôt « We are gonna make it ». Il n’en est rien. Je découvre Grandpa Elliott assis derrière ses caisses en plastique près d’une boutique de souvenirs. Des touristes qui s’arrêtent quelques minutes pour écouter un groupe folk lui tournent le dos. Je regarde de plus près, c’est bien lui. Je m’approche.
Écouteurs aux oreilles, l’artiste suit une émission radio. Il me faut plusieurs tentatives et une bonne blague pour lui faire retirer un des deux « bouchons». Grandpa Elliott est clair et net, il y a les bons jours et il y a les mauvais. Malheureusement, les mauvais sont plus nombreux. L’homme qui a donné maints concerts et dont le talent a tant fait vibrer ne pense pas une seconde à me faire danser. Il me propose une photo, prise deux ans plus tôt dans les rues de New York, pour dix-neuf dollars quatre-vingt-quinze. Aujourd’hui, Grandpa ne répondra pas à de nouvelles questions, à quoi cela servirait-il ? Aider d’autres personnes à s’enrichir ? Sans mâcher ses mots, il me suggère d’acheter le livre « Sidewalk Saints » dans la boutique d’à-côté ou de taper son nom sur un moteur de recherche. Lui, il ne partagera plus rien. Et pourtant… J’ai lu ce livre et bien des articles dénichés sur la toile mais rien ne pourra remplacer les quelques minutes passées à ses côtés. D’après le vieil homme, il ne s’agit pas d’être heureux, il me parle de faux contrats, de manipulations, et du loyer qu’il reste encore à payer.
Je suis sans voix. Comment peut-on avoir apporté tant de bonheur et en être là, avec les mauvais jours plus nombreux que les autres ? Ce croisement de rue n’est pas un choix, c’est celui qu’il connaît le mieux. Où irait-il s’il n’était pas là ? Grandpa Elliott, connu à travers le monde, est écœuré. Tout le monde profite de son image, certains sont devenus millionnaires grâce à lui, et personne ne lui a rien donné, « not even a penny… » me dit-il.
Une dame s’arrête, lui adresse quelques mots de remerciement, accepte d’acheter une photo, lui glisse un billet de vingt dollars dans la main. Sa cécité l’oblige à demander de combien il s’agit. Ça aidera à payer le loyer.
Je pars, reviens, ne sais que penser, que faire.
« The Meaning Of Life Is To Find Your Gift. The Purpose Of Life Is To Give It Away. »
Cette citation de Pablo Picasso m’avait interpelée il y a quelques temps sur le sens de la vie. Grandpa Elliott et ses déceptions sont là pour tout chambouler dans mon esprit. Il n’est pas le seul. Combien d ’hommes ont été élevés au rang de star pour ensuite être jetés après avoir été consommés ?
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