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Les gigs brunes

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Nous sommes en 2011. L’an dernier, j’ai parti un band avec quelques amies, nous avons composé et enregistré un album en 4 mois, on l’a mis sur internet sans attentes et ça a créé un petit buzz sur Facebook, rien de majeur à la Milk & Bone, mais juste assez pour qu’on se dise que si on faisait des shows, il y aurait des chances que des gens se déplacent pour venir les voir.

Mais nous sommes tout neufs, encore dans l’emballage. On a aucune idée de comment fonctionne l’industrie de la musique, le booking, les médias, toute la patente. On écrit à quelques propriétaires de bars pour leur proposer d’aller jouer chez eux, on clique sur Envoyer/Recevoir, on voit le missile partir et on reste à côté de l’ordinateur en cliquant sur Actualiser aux 5 secondes en attente de leur réponse qui sera sûrement positive, du genre “wow vous êtes la meilleure chose qui nous soit arrivée depuis le pain tranché, voici $10 000, venez donc jouer en première partie de Patrick Watson devant des représentants de médias internationaux” mais les jours passent et on se dit que notre serveur de e-mails est forcément planté.

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Dans ce contexte, lorsqu’on reçoit un e-mail d’une booker de Denver qui est entrain d’organiser la tournée de deux de ses bands, qu’ils passeront par Montréal et aimeraient jouer avec nous, on se dit BOOM, nous avons été touchés par le doigt de Dieu, on commencera par ça et on verra où ça nous mènera, peut-être qu’ils nous emmèneront avec eux pour le reste de la tournée, toujours rêvé de voir les montagnes du Colorado.

Puis on va voir le site web du bar où nous jouerons. Hmm. Probablement que les photos ne rendent pas justice. Ça doit être plus grand que ça. Et plus beau. Des bands de Denver avec une booker ne viendraient pas jouer là-dedans.

2 jours avant le show rentre le premier e-mail :

“Salut ! Nos amplis nous ont lâchés, est-ce qu’on peut utiliser les vôtres?”

J’ai un Vox AC30 que je n’utilise pas mais il n’est pas chez moi, je n’aurai pas le temps d’aller le chercher avant le show, sorry…

Puis la veille :

“Salut ! Nous n’avons pas de place où dormir, on peut dormir chez vous?”

Bon… nous sommes 3 dans un petit appart, pas certain que nous ayons de la place…

“Oui mais on va dormir sur le plancher…”

J’ai fait beaucoup de pouce dans ma vie, dormi chez des gens que je ne connaissais pas, je me sentirais mal en maudit de refuser mais… je ne les ai jamais vus, ils sont à peu près 10, et nous avons une tonne de gear non assuré dans notre appartement, fuck je feel cheap, mais non, sorry. Si on en avait parlé dès le départ, peut-être, mais un e-mail la veille du show, je ne sais pas, vous n’aviez pas prévu qu’il vous faudrait un endroit pour dormir ? J’ai comme un drôle de feeling qui se crée dans mon abdomen.

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Ce feeling qui vient très rapidement dans la carrière d’un band ou d’un photographe ou de tout autre travailleur autonome, celui où on sent que ça pue mais qu’on se dit qu’on va se boucher le nez dans l’espoir que ça nous apporte une visibilité quelconque ou que “on ne sait jamais qui sera dans la salle, le président de Sony Music World peut-être”. (Ou pour l’argent : J’ai un ami qui est un guitariste incroyable, il a accepté une gig dans une épicerie pour une marque de yogourt, ils lui avaient demandé de jouer pendant 5 jours des chansons qui inspirent le voyage et ça payait beaucoup, il accepte, il laisse sa fierté sur la table à manger en partant de chez lui le matin, enfile le chapeau de yogourt, devine qui il voit rentrer dans l’allée des produits laitiers dès son premier shift, eh oui, son premier amour, et elle est enceinte, les scénaristes de la vie sont hallucinants parfois. Il a annulé les 4 autres jours.)

Bref, ça commençait à puer tout ça. Et quand nous sommes entrés dans le bar le jour du show, ça puait… littéralement. Je crois qu’ils venaient d’arroser les plantes, tu sais cette odeur de pain moisi quand la terre est mouillée. On rencontre les autres bands, nos drummers sont supposés partager le drums d’un des bands, il est en lambeaux, il shake et il sonne comme une casserole rouillée achetée chez Un Seul Prix Plus. La place est plus petite et plus laide que sur les photos. On nous dit qu’on peut aller manger pendant le soundcheck des deux autres bands. On laisse nos instruments sur place et on traverse dans le resto d’en face.

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…Face de mort. L’enchilada était sûrement délicieuse mais elle avait un drôle d’arrière-goût de something ain’t right. Après le repas pendant lequel on s’est échangé un grand total de 3 mots, je m’échappe :

“J’aurais quasiment le goût de simuler une allergie alimentaire pour ne pas faire ce show.”

Moment de silence. Il se dessine tranquillement un sourire sur la face de Benito, notre drummer. Je vois le hamster qui roule derrière ses yeux, je le vois peser les pour et les contre. Voyons donc, c’est ridicule, on ne peut pas être vraiment entrain d’y songer.

“On fait tu ça?”

Je regarde Andréa, la voix de la raison, celle qui nous ramène dans le droit chemin dans nos moments d’égarement. Elle va nous dire qu’on est caves d’y penser, que ça ne se fait pas, qu’on a juste à jouer en se fermant les yeux, ça nous fera une pratique devant public (les deux autres band et la barmaid) et ça ne peut pas être si pire que ça.

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“OK, comment on s’arrange ? Nos instruments sont encore dans le bar.”

Elle vient d’ouvrir la porte. Ne pas attendre qu’elle se referme. Élaborer un plan, maintenant. Maintenant.

“On park le Jeep devant le bar, Benito pis moi on rentre en dedans à toute vitesse, l’air énervés, on leur dit que tu fais une allergie alimentaire, qu’on ne sait pas c’est quoi, que t’es toute gonflée et qu’on doit t’emmener à l’hôpital, on ramasse nos instruments pis on décrisse. On n’a pas grand-chose, on est capables de faire ça en un voyage.”

15 minutes plus tard, on est en train de boire au Petit Medley. On se sent mal, on se sent cheap, les pintes de Maudite se suivent et on apprend à vivre avec nous-même.

En 5 ans, c’est le seul show que nous avons choké. Qui sait, peut-être que ça nous a fait du tort. Peut-être que le président de Sony Music World était vraiment là.

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