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Les Gaulois du ROC

Défendre le français à 2300 kilomètres du Québec.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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«Toi grand-maman, est-ce que tu vas marcher pour l’environnement demain?

-Non, je peux pas, j’ai un cours d’iPad.»

L’ambiance est surréaliste dans le petit studio d’Envol 91 FM, discrètement aménagé au fond du Centre Culturel Franco-Manitobain de Saint-Boniface, à Winnipeg.

Les jeunes frères Comeault, Alex et Maxime, animent comme chaque semaine l’émission Les radoteurs, en compagnie d’Ida…leur grand-maman.

«C’est votre dernière chance d’acheter votre dinde du Jardin Saint-Léon avant l’Action de grâce!», lance fièrement cette dernière, aussitôt raillée par ses petits-fils, qui la passent sans cesse au cash, mais avec une suintante tendresse.

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Même le père des frères Comeault, Raymond, est un des chroniqueurs récurrents de l’émission. Sa spécialité? Le sport, surtout. «C’est extrêmement dangereux pour l’avenir du français au Manitoba!», s’indigne-t-il justement au bout du fil, au sujet de la disparition récente de la seule équipe francophone au sein de la ligue mineure des Timbits. «Est-ce qu’il y a une forme d’assimilation ici?», demande Alex.

Bref, une émission complètement décalée et truffée de segments absurdes (comme l’entrevue-éclair avec Jean Bon), de blagues poches du jour, mais aussi de chansons. Francophones of course. Les Colocs, Émile Bilodeau, Vincent Vallières et Jérémie and the Delicious Houds, une fierté locale.

Vers la fin de l’émission, les frères Comeault m’invitent à prendre place derrière un des micros, à côté d’Ida.

De passage dans leur ville en marge du salon du livre local où je viens promouvoir mon essai sur Walmart traduit in english, j’en profite pour faire un reportage sur le fait français dans cette province du ROC.

D’abord, quelques statistiques:

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Selon le Commissaire aux langues officielles, plus de 100 000 Manitobains (soit 9% de la population) sont bilingues. Le français est la langue maternelle d’environ 43 000 personnes et près de 5 400 étudiants sont inscrits à une école de langue française. La quasi-totalité des francophones vit à Winnipeg, surtout à Saint-Boniface.

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Dans le studio d’Envol 91 FM, pas besoin de tordre un bras aux frères Comeault et à grand-maman Ida pour les convaincre de m’en dire plus sur leur fierté de vivre en français au milieu des Prairies. «Je m’identifie pas trop avec le Manitoba, je me considère d’abord franco-manitobain», lance Alex.

«On a toute une vie culturelle bien à nous et plein de choses se passent en français»

Sa grand-mère ajoute que les propos controversés de Denise Bombardier sur l’assimilation des francophones hors du Québec ont été très mal reçus ici. «On a toute une vie culturelle bien à nous et plein de choses se passent en français», plaide-t-elle, en citant ses petits-fils qui, en plus de leur émission, font des spectacles d’humour populaires auprès des jeunes.

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Maxime, lui, ne cache pas se sentir abandonné par le Québec. «Les gens là-bas n’ont pas l’air de savoir qu’on parle français ici», déplore Maxime, qui ajoute trouver extrêmement frustrant de se faire répondre en anglais lorsqu’il est de passage au Québec, à cause de son accent.

«Trouves-tu qu’on a un accent?», me demande aussitôt Ida.

«On s’en ira pas»

Le sentiment d’abandon et d’isolement exprimé par la famille Comeault trouve écho chez Roxane Dupuis, la directrice générale du Conseil jeunesse provincial.

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«Il y a des gens qui pensent nous remettre à notre place, mais on s’en ira pas. On est là depuis un bout», assure-t-elle, déterminée.

Elle évoque aussi la décision controversée du gouvernement de Doug Ford, l’an dernier, de sabrer dans les services en français en Ontario et dit craindre un effet boule de neige. «Avec les coupures de Ford et ce qui se passe aux États-Unis avec les minorités, on s’inquiète de voir des gouvernements commencer à s’inspirer les uns les autres», confie Roxane Dupuis.

Paradoxalement, Mme Dupuis dit observer un vent de fraicheur chez les jeunes Manitobains. «Ils vivent la francophonie à leur façon, avec des référents de leur époque. L’objectif est de rendre le français cool», résume-t-elle.

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Le français c’est awesome

En marchant vers l’Université Saint-Boniface, sur l’avenue de la Cathédrale, on a l’impression de marcher dans une bulle ou une extension du Québec à 2300 kilomètres de distance.

On croise la brasserie Mon ami Louis sur le pont qui enjambe la rivière Rouge, puis un monument dédié «Aux Français de l’ouest morts pour la patrie», tout près de la résidence étudiante Chez nous. Avant d’entrer à l’université, on peut faire un saut au Café Postal, où les clients sirotent un latté ou feuillette le journal La Liberté, pendant que la radio nous rappelle que Neil Young fait consensus dans les deux solitudes.

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Je frappe à la porte de la coordonnatrice des communications à l’Université de Saint-Boniface (USB), Dominique Philibert, une Montréalaise installée au Manitoba depuis 17 ans.

Comme le don que m’a donné la vie est de poser les vraies questions, j’y vais sans détour.

Est-ce que Saint-Boniface est un ghetto?

«C’est vrai qu’il y a ce bord-ci de la rivière et l’autre bord», illustre Dominique Philibert, en référence à cette coupure linguistique qui caractérise la capitale. Mme Philibert ajoute que si la cohabitation n’est pas parfaite, elle ne sent pas pour autant sa langue menacée par désavantage numérique. «C’est fort le français ici! Il n’est pas en mode survie», observe-t-elle, ajoutant que le programme d’immersion française constitue une grande fierté chez les jeunes. «Ils réalisent que c’est awesome le français et c’est cool de le parler! », observe la coordonnatrice, qui s’est installée ici en 2002 après des études en journalisme.

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Après avoir roulé sa bosse dans les médias locaux, le temps a filé (même si les nuits sont longues à Winnipeg) et elle n’est jamais repartie. «Je suis tombée en amour avec la communauté», explique Mme Philibert, qui s’est mariée et a eu deux enfants, qu’elle élève en français.

Son voisin de bureau, Réal Durand, qui forme aussi un couple exogame avec sa conjointe anglophone, a fait le même choix pour ses enfants. «La transmission de la langue et de la culture commence à la maison. Si tu veux entièrement vivre en français, c’est possible au Manitoba à 90%», estime M. Durand.

Même son de cloche pour sa collègue. «Moi j’ai toujours travaillé en français, so mon anglais est moyen.»

Fait à noter, le so des francophones d’ici est l’équivalent du «faque» québécois, du « you know» américain et du «du coup» des Français. Jusqu’à mon départ, le so franco-manitobain résonnera dans pratiquement toutes les conversations.

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Du Burundi à Winnipeg

Au centre étudiant Étienne-Gaboury, des grappes d’étudiants sont éparpillées près de la cafétéria et d’une agora.

Selon le rapport d’inscriptions, 1100 étudiant(e)s sont inscrits dans les différents programmes de l’USB, sensiblement le même nombre que les années précédentes.

Parmi eux, il y a Fernand Muheto. «J’aime ça ici. C’est froid souvent, mais l’été c’est comme en Afrique», raconte l’étudiant en mathématiques, qui a quitté son Burundi natal l’an dernier pour Winnipeg, où les visas d’études étaient plus faciles à obtenir.

«J’aime ça ici. C’est froid souvent, mais l’été c’est comme en Afrique.»

Il ne connaissait absolument rien du Manitoba avant de poser ses valises au hometown des Jets et de Gabrielle Roy. Comme sa langue natale est le français, s’inscrire à l’UBS était un choix naturel. Il vit désormais en colocation avec un autre étudiant du Burundi, loin de sa famille. «La situation est difficile là-bas, mais ma petite sœur va peut-être venir me rejoindre», espère-t-il.

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À quelques tables de là, Leanne Marchildon et Solaine Laroche partagent aussi leur fierté de préserver le français dans leurs familles respectives. Les grands-parents de Leanne ne parlent même pas anglais en plus, même s’ils ont grandi ici. «Saint-Boniface, c’est le cœur de la francophonie. J’ai réalisé ces dernières années que la fierté du français a augmenté. On réalise qu’on peut perdre notre langue et on veut la célébrer encore plus», explique la jeune femme, inscrite en Sciences infirmières comme Solaine.

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Celle-ci souligne que même son grand-père habite un foyer pour personnes âgées 100% francophone. «On consomme beaucoup la culture francophone d’ici et d’ailleurs, comme les Cowboys Fringants et Ariane Moffatt. Cœur de Pirate est même venue l’an passé», souligne Solaine, évoquant le Festival du Voyageur, un des événements francophones hors Québec les plus courus au pays.

À l’instar de plusieurs Franco-Manitobains rencontrés durant mon passage, Leanne se sent exclue de la société québécoise. «Je me sens plus proche des autres Francos-Canadiens, on se comprend entre minorités», explique-t-elle, ajoutant que la lutte pour la survie du français n’est pas uniquement québécoise. «Je comprends la fierté de la langue du Québec et que ça peut être épeurant de penser la perdre. Nous on l’a vécu, mais au lieu de penser à se séparer, le Québec devrait prendre conscience qu’on existe et essayer de nous intégrer davantage.»

En attendant, la lutte pour préserver le français continue, dans les petits détails du quotidien. « Si on est trois Francos et un Anglo, on se sent obligé d’accommoder la seule personne anglophone», souligne Solaine.

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En marchant vers l’esplanade Riel pour retourner à mon hôtel situé dans la fourche, je croise la tombe de Louis-Riel.

Quelques touristes bravent la pluie pour s’immortaliser devant le petit monument érigé dans le cimetière de la cathédrale.

Je me demande si le fondateur du Manitoba et grand défenseur des droits des Francophones de l’ouest et des Métis serait content de son héritage.

Mais parions qu’entendre les frères Comeault et leur grand-mère Ida s’obstiner en français pendant la chanson Ça va d’Émile Bilodeau le rendrait ben fier.

So repose en paix Louis Riel, les Gaulois du ROC gardent le fort.