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Les gagnants et les autres

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« J’ai quasiment fini première. » Phrase odieuse. Plutôt mourir (ou, en un peu moins funeste, me taire à jamais) que de laisser sortir de ma bouche une énormité pareille.

Paris, Roland-Garros, hier. Des milliers d’heures d’entraînement pour se tailler une place parmi les meilleurs. Deux semaines de lutte effrénée sur terre battue, lutte à l’issue de laquelle on couronne un gagnant, un seul. Rafael Nadal. Le meilleur joueur de tennis des Internationaux de France, pour la sixième fois. Le deuxième meilleur, Roger Federer, qui a pourtant sué autant et qui est passé à une fesse (disons à quelques aces, pour les connaisseurs) de finir premier, a dû s’incliner. Il n’a pas fini premier, mais presque. Il a fini deuxième. Il est le perdant. En l’espace de quatre heures, bye bye la première place du podium (ok, il n’y a pas de podium au tennis, mais c’est pour l’image). Bye bye le trophée en inox et le gros chèque en coroplast (ok, le trophée n’est pas en inox et le gros chèque n’est pas en coroplast, mais vous voyez ce que je veux dire). C’est l’espagnol qui est reparti avec tout l’attirail. Federer, lui, est reparti penaud, la réserve d’électrolytes à sec, et est allé rejoindre les autres dans la fosse aux perdants.

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On dira que c’est pas mal, tout de même, la deuxième place. Ah oui? Demandez à Federer ce qu’il en pense, pour voir. On reconnaît les gagnants à la façon qu’ils ont de vous lancer un regard plein de mépris quand vous leur dites que c’est beau quand même, une deuxième place. Regard dont le sous-texte est : « Toi, t’as vraiment rien compris. » (avec, dans ce cas-ci, un fort accent suisse).

Je suis fascinée par les gagnants, les meilleurs, ceux qui déclassent les autres. J’en fais presque une maladie. Pour vous donner une idée de l’ampleur de mon syndrome, il peut m’arriver (je n’en suis pas fière) d’avoir de la difficulté à soutenir une conversation si mon interlocuteur n’est le meilleur dans rien. Les meilleurs dans rien ne m’intéressent pas. À part bien sûr le meilleur de ceux qui ne sont meilleurs dans rien.

Attention. On pourrait croire, suite à une telle affirmation, que la banque de gens qui m’intéressent est restreinte. Que je me tiens juste avec Kent Nagano et Chantal Petitclerc. Avec Dakota Fanning et avec le malade qui court un marathon par jour. Faux. Je ne suis pas regardante sur la sorte de meilleurs. Je le admire tous, du plus petit au plus grand. Le meilleur tricheur, le meilleur flipper de vingt-cinq cennes, le meilleur curé, la meilleure donneuse de conseils poches, le meilleur faiseur de crises d’épilepsie, la meilleure tresseuse française ET le meilleur malade qui court un marathon par jour.

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Personnellement, je n’ai pas encore trouvé dans quoi je suis la meilleure. Je ne vous dis pas l’angoisse. Tant que je n’aurai pas mis le doigt sur la chose – en supposant qu’elle existe – j’aurai de la difficulté à m’intéresser à moi-même. Alors, je cherche. Jusqu’à présent, je sais que j’excelle dans l’art de lancer une feuille chiffonnée dans une corbeille à papier (quelle auteure cliché je fais) mais je soupçonne Marie Laberge, qui paraît-il écrit encore à la main, de me déclasser sans heurts et avec beaucoup d’élégance. Je possède aussi une capacité exceptionnelle de concentration, mais vous devriez voir ce que le magicien Luc Langevin arrive à faire à distance avec un foulard et une poignée de clous.

En attendant de trouver, j’essaie de m’entourer de plus grands que moi. C’est bien connu : ‘’Entourez-vous de plus grands que vous et vous vous élèverez.’’ (ok, la phrase est de moi, mais je suis certaine qu’un adage semblable est déjà connu). Je gravite donc autour des meilleurs en espérant qu’ils m’éclaboussent de leur envergure. Par exemple, j’ai fait un friend request à Na Li, la gagnante féminine de Roland-Garros, première chinoise de tous les temps à remporter un tournoi du Grand Chelem. Comme il doit être inspirant d’être en sa compagnie ces jours-ci! J’ai aussi friend requesté (pour vrai) toutes les personnalités qui se retrouvent dans la liste des 35 intellectuels que l’Actualité recommande de fréquenter pour avoir une meilleure compréhension du monde. J’ai reçu quelques réponses positives (certains d’entre eux sont décédés, il fallait s’y attendre) et déjà, je sens que mon niveau de clairvoyance augmente dangereusement. J’ai aussi fait un friend request à Rafael Nadal, en qui je fonde peu d’espoir, et j’ai laissé un message sur la boîte vocale de Jacques Languirand.

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Je suis, de cette façon, sur la bonne voie pour devenir la meilleure dans quelque chose. Mais surtout, ce que je sais pour avoir appris récemment qu’une dame afro-brésilienne avait battu le record de longévité en mourant à l’âge de 129 ans, c’est qu’il n’est jamais trop tard pour accomplir quelque chose d’exceptionnel. Et à ceux qui en doutent, je dis : « Toi, t’as vraiment rien compris. » (avec, dans ce cas-ci, un léger accent du Saguenay).