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Les Fourmis et le luxe du flânage

L'album classique de Jean Leloup a eu 20 ans.

Par
Hugo Bastien
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J’ai l’impression que tout le monde a son histoire avec Jean Leloup. Dans ma famille, au bureau, dans mon cercle d’amis, on dirait que chacun a ce moment ou cette chanson qui peut dire « ah ça, je l’oublierai jamais ». C’est que la plume de Leloup a le don d’être à la fois brouillonne et limpide.

Parce que Leloup, c’est ce gars qui vit dans sa propre dimension. Pendant que tout le monde vit sur le même poste de radio, Jean, lui, il évolue dans celui qui griche. Son message se perd sur les ondes par moment, mais lorsqu’on arrive à capter une phrase claire, elle nous rentre drette dans le chest. Des grands moments de lucidités comme dirait l’autre.

Bref, pas la peine de dire que ce matin alors qu’on discutait des 20 ans de l’album Les Fourmis célébré il y a quelques jours, les anecdotes se bousculaient.

Barbara-J (elle tient à garder l’anonymat, mais pas tant) nous racontait qu’à l’été 99, elle travaillait pour la STCUM (l’ancêtre de la STM) comme « préposée à l’émission des chèques » dans un local barré de l’intérieur avec comme seule compagnie un poste de radio et une machine à imprimer des chèques en forme de « L » qui brisait chaque 2 minutes. Pendant ce temps, son chum était à Londres et travaillait dans un pub. Tout le monde à la job lui disait qu’il allait la tromper. Triste et seule dans son local sans fenêtre, trois tounes jouaient SANS CESSE plusieurs fois par jour (comme dans tous les putains de poste de radio) : Kiss Me de Sixpence None the Richer, cette horrible chanson de Guy A. Lepage et Sylvie Léonard et…. Les Fourmis de Jean Leloup. Cette chanson, lui rappelle encore aujourd’hui un été de marde.

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De mon côté, du haut de mes 24 ans, je ne pourrais pas dire que j’ai grandi tant que ça avec la musique de Jean Leloup. Je l’ai découvert plutôt sur le tard, à mes 17 ans. C’est à ce moment que musique est entrée dans ma vie comme une tonne de brique.

Celui qui pense différemment

Comme bien des gens, j’ai été introduit à l’œuvre de Leloup par le Dôme. En entendant « Il n’y a pas de mal à se faire du bien », le chanteur m’a charmé. Je ne saurais dire pourquoi, mais ces mots ont résonné longtemps dans ma tête durant mon adolescence (et c’est pas juste parce que je me masturbais beaucoup). Outre la référence sexuelle, je retrouvais une intelligence d’écriture dans cette ligne qui piquait ma curiosité.

Le Dôme, je l’ai brûlé. Après un bout c’était trop j’en pouvais pus de I Lost My Baby et Johnny Go et Sang d’Encre. J’avais besoin de plus de Leloup, plus de mots qui me feraient visiter un cerveau qui ne marche pas comme le mien.

J’ai donc entrepris d’explorer sa discographie, et disons qu’à cette époque, c’est pas les choix qui manquaient. Jean Leloup venait tout juste de lancer Mille Excuses Milady, et je réalisais que pendant que moi j’apprenais à marcher et à lire, le dude avait pas mal planché.

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Grâce à un fichier torrent que j’avais téléchargé (désolé Jean j’étais juste très paumé…) je me lançais un album par jour dans l’espoir d’allonger la liste de chansons de Leloup que je pourrai écouter en boucle.

Lequel des Leloup?

La vérité, c’est que le début de sa discographie m’a déçu. Encore aujourd’hui je peine à accrocher à Menteur et L’amour est sans pitié. Je comprends comment à l’époque ces albums ont pu chambouler la musique québécoise, mais ça me touchait moins. La vérité c’est que musicalement c’était plus upbeat et joyeux, pis quand j’étais ado, mettons que c’était pas mon mood de tous les jours. J’étais plutôt en mode « le mot spleen a été inventé pour moi ».

J’aimais un peu plus son stock récent. J’appréciais bien les ballades de La vallée des réputations, quelques chansons sur Mexico, et les gros riffs de Mille Excuses Milady. J’ai eu un gros coup de cœur pour Exit, l’album live avec format big band.

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Mais la vérité, c’est que rien n’accotait le Dôme dans ces albums. Aucun d’entre eux ne m’amenait dans une réalité différente, une histoire. Je n’arrivais pas à retrouver les gens vivants en dessous d’une bulle de verre, les oiseaux albinos, les manoirs où rien n’est à l’équerre et les chambres où en haut ce n’est pas le ciel, en bas ce n’est pas la cour et au loin ce n’est pas la mer.

Aucun album ne me donnait ma dose.

Aucun sauf Les Fourmis.

La vie est laide

À l’aube de mes 17 ans, la seule affaire que j’avais envie de faire, c’était de fumer des battes et jaser. Dans ma vie de banlieusard où tout ce qui a de prévu à l’agenda pour chaque weekend c’est de s’emmerder, j’avais enfin réussi à retrouver une œuvre qui me brassait.

À l’époque, l’essentiel de mes soirées était de partir avec mon meilleur ami, un speaker sans fil à la main et marcher toute la nuit. On fumait, on jasait, pendant qu’en trame sonore la musique de Leloup berçait les conversations. Ce gars-là et moi, on en a eu en maudit des conversations deep avec du Leloup en background. On s’en est posé est en esti des questions sur Je joue de la guitare, pis bon dieu qu’on a ri et angoissé des fois.

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Aidé par le weed, l’arrivée du CÉGEP et la plume de Leloup, on dirait que mon cerveau s’ouvrait de plus en plus sur le possible. Les yeux rouges et la bouche sèche, mon ami et moi étendus sur les bancs du parc, on était soudainement transportés dans un monde où des objets de tous les jours poussent sur le corps des gens, où les fourmis ont le cafard. Un endroit où les secrétaires veulent se faire remarquer par leur patron bleujeansé. Où les sous-marins se font la guerre sous les tropiques du cancer.

À 17 ans, je ne connaissais rien des Monthy Pythons, de Bruno Blanchet, d’Eric Andre, des Appendices et de Salvador Dali. Je ne connaissais rien de la créativité, de l’imagination.

Mais je connaissais le monde des Fourmis : un monde gris et glauque, où le voyage ou la mort est le seul salut.

Couchés dans la noirceur de la nuit sous le ciel étoilé de notre Repentigny morne et ennuyeux, c’est tout ce qu’on avait besoin pour se retrouver ailleurs.

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