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Les facteurs de la colère

Prendre le pouls des lignes de piquetage de Postes Canada.

Par
Jean Bourbeau
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« J’ai toujours été fière de porter mon manteau des Postes, confie la factrice Marie-Pier Lacroix, mais aujourd’hui, quand je fais le plein ou que je vais à l’épicerie, ce n’est plus le même sentiment. »

Depuis près d’un mois, les boîtes aux lettres du pays restent vides. Cinquante-cinq mille facteurs et factrices ont suspendu leurs itinéraires, laissant passeports, cartes de souhaits et cadeaux de Noël s’empiler, alimentant l’impatience – voire la colère – des citoyens. Mais derrière ce bras de fer se cachent des enjeux complexes, encore méconnus.

Pour mieux cerner l’essence de ce conflit qui s’enlise depuis près d’un mois, je me suis rendu cette semaine à Montréal et à Châteauguay, sur deux lignes de piquetage. J’y ai croisé des travailleurs exténués, habités par l’amertume, mais soudés par une solidarité inébranlable.

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Dans le sud-ouest de Montréal, une douzaine de postiers, emmitouflés dans leurs manteaux fluorescents, se regroupent autour d’un feu nourri de palettes de bois pour se protéger de l’humidité glaçante. Le vent mordant n’altère cependant pas les klaxons de soutien des camions qui passent.

« Parmi la centaine de revendications, tout converge vers les conditions de travail », résume le facteur Nicolas Turgeon, debout devant une petite mer de pancartes brandies par les syndiqués des travailleurs et travailleuses des postes (STTP). « Ce n’est pas une question de salaire. C’est vraiment nos conditions qui sont en jeu », insiste-t-il, contredisant une perception qui gagne du terrain dans l’opinion publique voulant que les facteurs se plaignent le ventre plein.

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Mais la liste des doléances est encore plus longue : pensions amputées, avantages sociaux réduits, santé-sécurité négligée, bureaucratie étouffante, détresse psychologique galopante. Résultat? 80 % des nouvelles recrues quittent dans les deux premiers mois, selon leurs témoignages.

Un vétéran me confie avec gravité : « Je vois des collègues sombrer. Dépressions, suicides… Le climat de travail n’est pas bon depuis longtemps. » À ses côtés, David Vallée, un autre facteur, enchaîne : « On assiste à une amazonisation du service postal. Les valeurs d’une société emblématique sont balayées au profit d’une logique purement corporative. On nous presse comme des citrons. »

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Une dégradation lente, mais constante

« Jamais on n’aurait cru que ça durerait aussi longtemps », lâche Adam Fauteux, le regard partagé entre l’exaspération et une détermination farouche. Lui, qui dit venir tout juste de faire face aux intimidations d’un patron sur la ligne de piquetage.

À Châteauguay, où une vingtaine de facteurs font le pied de grue sous des tentes pour se protéger des averses, le constat des troupes est sans appel : le climat de travail s’est profondément détérioré.

Les routes s’allongent, le contrôle du temps supplémentaire devient oppressant, et le chronométrage alimente une anxiété constante. « L’arrogance, le gaslighting, l’intimidation… tout ça s’est enraciné dans les pratiques patronales », déplore un employé. À cela s’ajouterait une exigence toujours croissante de flexibilité, imposée au mépris des conditions de vie des travailleurs.

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Autour de moi, la colère gronde. Je griffonne à la hâte ce que je saisis au vol.

Nicolas Turgeon raconte l’impact sur sa vie personnelle et la conciliation travail-famille, devenue pratiquement impossible : « Je commence maintenant à 10h15, mais le service de garde de mon fils ferme à 18h. C’est ingérable pour un père en garde partagée. »

Un désarroi que partage Bruno Lannegrace : « On ne voit plus nos enfants. »

À cela s’ajoute une restructuration controversée de l’organisation quotidienne, connue sous le nom de STL (Séparation-Tri-Livraison), qui vient chambouler leurs repères et aggraver les tensions. Ce nouveau système a éliminé le tri collectif en début de quart, un moment autrefois réservé à la planification et à la camaraderie, offrant un rare moment entre collègues. Désormais, tout est trié en amont, isolant les facteurs dans des quarts solitaires et allongeant leurs itinéraires. Ces trajets, déjà éprouvants, s’étendent davantage sous l’effet de la raréfaction des lettres, compensée par l’explosion des colis et des circulaires.

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Chaque facteur semble également avoir une anecdote à raconter sur une blessure négligée ou accommodée au détriment de leur santé.

« Le lien de confiance avec une direction déconnectée des réalités du terrain est brisé depuis longtemps », estime Adam Fauteux.

Des employés dénoncent des cas où des accidents sont camouflés pour éviter une visite de la CNESST : tendinites, genoux abîmés, morsures de chiens, chutes, fractures. « Et il ne faut surtout pas envisager des moyens légaux », soupire Martin Desjardins, responsable du comité santé-sécurité. À ce sujet, il accuse les supérieurs de décourager même les simples consultations médicales, privilégiant des « arrangements », au mépris des employés et de leur santé.

Ces bobos professionnels se heurtent aussi à des facteurs extérieurs, comme les changements climatiques. Les écarts de température entraînent davantage de surfaces glacées en hiver, tandis que les canicules rendent les étés plus éprouvants.

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« Pendant la pandémie, on nous saluait comme des héros, des travailleurs essentiels qui avaient renoncé à des augmentations pour soutenir la population. Aujourd’hui, on nous perçoit comme des paresseux surpayés », déplore Martine Larocque, factrice depuis près de 20 ans. Bien qu’elle partage l’impatience des PME qui attendent leurs colis, elle ne cache pas sa déception devant ce revirement d’opinion.

L’appréhension se dessine sur leurs visages : après la grève, les citoyens garderont-ils une rancune envers eux?

Une mission fragilisée

Le syndicat des employés et Postes Canada sont en négociation pour renouveler leur convention collective depuis près d’un an. Depuis le début des discussions, les deux parties s’accusent mutuellement de faire preuve de mauvaise foi.

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De nombreux débrayeurs dénoncent une gestion financière qu’ils qualifient à la fois d’opaque et chaotique, une situation qui se retourne toujours contre eux en étant utilisée comme levier pour éviter toute hausse salariale. Le taux horaire maximum, atteint après sept années d’expérience, est de 27,13 $, ce qui correspond à un salaire annuel de 56 430 $ pour les employés embauchés après le 1er février 2013.

La surcharge de travail, conjuguée à des salaires stagnants depuis près de quatre ans, attise un sentiment d’injustice de plus en plus insoutenable. « On réclame des emplois stables, mais tout semble être mis en œuvre pour nous épuiser », s’indigne Martin Côté, qui voit dans ce conflit une véritable lutte ouvrière. « Les bons emplois se raréfient. Si l’un des enjeux réside dans l’extension des livraisons de colis le week-end, il existe des moyens d’y parvenir sans pousser les travailleurs à leurs limites. À moins que ce ne soit là l’objectif? »

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Marie-Pier Lacroix partage cette inquiétude et met en garde contre les conséquences à long terme : « C’est difficile pour tout le monde, mais si on doit être pris pour modèle, nos conditions doivent le refléter. Sinon, on risque de créer des précédents qui vont nuire à ceux qui nous suivent. »

Une gestion à contre-courant

En 2021, Postes Canada avait annoncé un plan d’investissement de 4 milliards de dollars, mais ces dépenses, inscrites comme des pertes, n’ont fait qu’accentuer la méfiance. Parallèlement, des crédits carbone sont acquis pour des campagnes publicitaires « vertes », tandis que des véhicules neufs, roulant au carburant, restent inutilisés.

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« À force de nous dire qu’on est à perte, on finit par y croire, s’insurge un gréviste de Montréal. Mais Postes Canada est autofinancée. Ce sont les timbres, les colis et les circulaires qui paient le service, pas les contribuables. »

Et pourtant, les primes des cadres continuent d’enfler.

Quand la vocation s’effrite

Au « resto de Bruno », cette cantine improvisée devenue lieu de rassemblement, on sert aujourd’hui un mac and cheese au porc effiloché. Je décroche la dernière assiette, tandis qu’à Montréal, on se réchauffe avec un café, une clémentine ou un hot-dog du Costco. En arrière-plan, les accords d’un air de rock s’immiscent entre les conversations.

Autrefois au cœur de la société canadienne, la vocation des facteurs semble aujourd’hui en déclin. « J’ai dû sortir mon gars de la garderie parce que je n’arrivais pas à joindre les deux bouts avec mon seul salaire de facteur », confie un père qui travaille sur la Rive-Sud.

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Les critiques fusent contre la gestion actuelle : la charge de travail est jugée disproportionnée par rapport aux salaires, et la précarité prime sur la fidélité. « On n’encourage plus les carrières. On épuise les employés pour éviter qu’ils touchent leur fonds de pension. Quand Amazon devient le modèle, tout se dégrade », dénonce David Vallée.

« Je monte au troisième étage pour livrer des publicités non sollicitées qui finiront à la poubelle. Je me demande ce que je fais de ma vie », admet Nicolas Turgeon, visiblement à bout de souffle.

« On aime notre job. On était fiers de travailler pour les Postes, mais on ne peut pus », regrette Adam Fauteux. Il pointe également un manque de transparence au sein de cette société publique, aggravé par une désinformation généralisée.

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Pour Charles Cantin, fils de deux facteurs, frère et conjoint de factrices, la mission de Postes Canada est limpide, en plus d’être une affaire de famille : « Notre devoir, c’est de livrer le courrier partout. » Pourtant, cette vocation se heurte à une réalité économique.

« Nos tarifs sont gelés depuis des années, contrairement à ceux de nos concurrents. Quand je croise des livreurs UPS, ils sont tous très heureux de ne pas travailler pour Postes Canada », soupire-t-il.

Malgré les attaques qui fusent de toutes parts à l’encontre de Postes Canada, souvent qualifiée de modèle d’affaires obsolète par certains analystes, les facteurs rencontrés ne manquent pas d’idées. Ils proposent des pistes alternatives et lucratives, mais refusent de sacrifier leurs conditions de travail au nom d’une gestion à court terme. « Nous sommes motivés par des solutions comme l’ouverture de comptoirs bancaires ou des services dédiés aux aînés. Pourtant, l’employeur semble fermé à toute forme d’innovation, même celles proposées par le syndicat », déplore un gréviste.

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Une désolidarisation orchestrée

À l’approche des festivités de Noël, une période forte pour la poste, la stratégie de l’employeur semble claire aux yeux des facteurs rencontrés : dresser la population contre les grévistes. La frustration des citoyens, alimentée par une couverture médiatique focalisée sur des anecdotes isolées – certes fâcheuses, mais souvent empreintes de nombrilisme – ne cesse de croître.

Devant ce climat tendu, l’issue du conflit reste incertaine. « On se demande où cela va mener, mais tout porte à croire que ça va durer après Noël si c’est pas réglé d’ici le 15 décembre », anticipe un gréviste sous le couvert de l’anonymat, résigné à continuer la lutte, avant d’ajouter : « On veut retourner au travail, mais si on laisse ce modèle glisser vers une logique à la Amazon, nous serons tous perdants. »