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Les drapeaux rouges n’ont pas besoin d’être écarlates

Déceler les signes après la tragédie de Notre-Dame-des-Prairies.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Le soleil s’en vient », nous indique Paul Arcand, tout juste après le déluge qui vient de s’abattre sur la région.

La radio s’éteint lorsque je coupe le moteur de ma voiture dans le stationnement de La Traverse, une maison d’accueil pour les femmes et enfants victimes de violence conjugale desservant le territoire de Lanaudière.

Un bâtiment anonyme de Joliette, afin de protéger les femmes qui s’y présentent.

Il y a moins d’une semaine, la petite municipalité voisine de Notre-Dame-des-Prairies a été le théâtre d’une tragédie familiale qui a secoué la province.

Une histoire qui se répète.

L’homme n’accepte pas la rupture, tue ses enfants, puis s’enlève la vie.

Reste la mère, seule pour tenter de surmonter l’insurmontable.

Notre résignation collective gonfle à mesure que ces drames s’empilent, exacerbant involontairement une sorte de cynisme.

Un autre drame, jusqu’au prochain.

Aurait-on pu éviter cela? La question classique qui permet de rationaliser l’horreur. Le père, qui avait été arrêté deux jours avant, entretenait des propos violents sur son ex, l’harcelait, avait posé un GPS sur sa voiture pour la traquer. Son arrestation aurait été un point de bascule, selon des proches. Un homme doux « qui ne ferait pas de mal à une mouche », sans antécédent, bon père de famille, quartier sans histoire.

Puis cette phrase d’un proche, secoué de n’avoir su détecter les failles. « Il n’y avait aucun drapeau rouge. »

La citation a fait grincer des dents, avec raison.

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Est-ce qu’il faut attendre de voir des gens aiguiser des couteaux avec de l’écume au bord des lèvres sur leur balcon avant de lever un red flag? Et si on alerte les autorités, est-ce que le système en place a les moyens de désamorcer des bombes à l’heure actuelle?

La réponse est tristement non, puisque dans le cas de Lanaudière, le meurtrier, un homme sans antécédent comme c’est souvent le cas dans des histoires du genre, a été relâché avec une promesse de comparaître.

Mince consolation : les drames fortement médiatisés font bouger les choses. Le projet de loi visant à criminaliser le contrôle coercitif*, déposé en 2020 à Ottawa, est revenu sur la table mercredi dernier. « Tous les contrôlants coercitifs ne commettent pas un meurtre. Mais une proportion significative des féminicides et des meurtres d’enfants dans un contexte conjugal sont précédés de gestes de contrôle. Y compris, très souvent, chez les hommes n’ayant jamais été accusés du moindre crime », écrit Yves Boisvert dans La Presse.

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*Pour le professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé dans la violence familiale Simon Lapierre, le contrôle coercitif dépasse l’acte de violence et englobe les diverses tactiques utilisées par les agresseurs pour contrôler la victime. Ces stratégies peuvent inclure l’isolement, la manipulation, le dénigrement, les critiques et la surveillance constante. (Source)

L’éditorialiste du Devoir Louise-Maude Rioux Soucy estime pour sa part qu’il fallait cesser d’imaginer que nos services publics veillent au grain, alors que les exemples de leurs failles sont légions, dernièrement. « Notre nation est riche de services publics qui se sont donnés une école en crise, un réseau de la petite enfance en carence, un réseau de la santé mentale sous respirateur et une direction de la protection de la jeunesse submergée. Délions les langues et dessillons les yeux. Des vies en dépendent », souligne-t-elle.

Est-ce que ça signifie que c’est sur nous, la population, qu’incombe la tâche de voir flotter les drapeaux rouges à travers la violence?

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Long préambule pour dire que c’est dans l’espoir de démêler tout ça que je viens rencontrer les intervenantes de La Traverse.

Je ne suis pas le seul à chercher à y voir plus clair.

Dans une lettre ouverte publiée le matin même dans La Presse, trois dirigeantes de maisons d’hébergement pour femmes s’efforcent justement de casser certains mythes tenaces. « Quand un homme tue sa conjointe, son ex-conjointe ou ses enfants, ce n’est ni un “évènement dépourvu de sens” ni un “drame familial”. Il s’agit de féminicides et d’infanticides, calculés et planifiés. Il ne s’agit pas d’un enjeu de santé mentale ou de consommation, il s’agit d’une prise de pouvoir ultime. Il n’a pas perdu le contrôle, il a choisi la violence », clarifient les signataires.

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Entre colère et incompréhension

Des paroles qui font écho à celles des intervenantes de La Traverse.

« Cet homme-là n’a pas subi une perte de contrôle, mais une prise de contrôle », affirme Valérie Perreault, qui me reçoit dans son bureau avec sa collègue Dominique Vincelli.

La tragédie de la semaine dernière a touché durement les employé.e.s et la clientèle de cette ressource desservant la région. « C’est beaucoup de colère, d’incompréhension et de déception », énumère Valérie.

Elle reproche aux médias d’avoir mis la loupe sur la santé mentale de l’homme, lui attirant au passage une forme de sympathie. « Pour nous, il ne s’agit pas d’une problématique de santé mentale, mais de contrôle ultime. Il y a aujourd’hui une femme qui se retrouve devant un vide total et lui ne sera plus là pour faire face à ses responsabilités », explique Valérie.

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L’arrestation puis la libération rapide de l’homme après le dépôt d’une plainte n’a rien non plus pour encourager les femmes à dénoncer. « C’est pas rare que j’entende : “Valérie, j’ai peur que la prochaine alerte Amber me concerne”. »

Les intervenantes rappellent que la violence ne prend pas fin avec une rupture, loin de là. L’enfant devient parfois un outil pour les hommes contrôlants. « Ils s’en servent pour des menaces. Les femmes se font dire : “Ça se peut que tu les revois plus”. Le but ultime est que la mère se sente prisonnière », évoque Valérie.

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Elle ajoute que les hommes violents savent très bien quelle image montrer auprès du voisinage. « Ils veulent toujours bien paraître devant les autres », atteste Dominique.

La violence est bien ancrée autour de nous. Les intervenantes montrent du doigt une forme d’aveuglement collectif.

« On la banalise en plus de s’en remettre à nos stéréotypes. Pour l’homme, on se dit “boys will be boys, c’est sa manière de s’exprimer”. Pour la femme, on se dit que c’est une hystérique et qu’elle souffre de problèmes de santé mentale », illustre Valérie.

Véhiculer l’image du bon gars qui craque et commet l’irréparable est aussi une manière de minimiser cette violence. « Dès qu’il y a de la violence conjugale, que quelqu’un surveille sa femme à l’aide d’un GPS, ce sont des red flags », martèle Valérie.

Dominique sait bien qu’éradiquer la violence ne se fera pas en claquant des doigts, mais l’éducation populaire constitue un bon point de départ.

« La dépression ne mène pas à tuer ses enfants, mais un ultime besoin de contrôle, peut-être. »

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Les intervenantes savent très bien de quoi elles parlent. Leur ressource dessert Lanaudière au grand complet et ne suffit pas à la tâche. « On a hébergé l’an passé plus de 300 femmes et enfants à l’interne, en plus d’en rejoindre 200 à l’externe. Les besoins sont criants et les listes d’attente s’étirent », soupire Valérie, qui compose en plus avec une réalité rurale. « Le monde est petit, ici. La femme est souvent montrée du doigt comme responsable de la rupture, est coincée et retourne dans son milieu toxique », constate l’intervenante.

Les peluches

Je pousse à peine dix kilomètres plus loin, à Notre-Dame-des-Prairies, pour me rendre sur les lieux de l’homicide intrafamilial. Le cirque médiatique a plié bagage sur la rue Patrick, où se côtoient des maisons cossues. Un amas de peluches repose sur l’asphalte mouillé devant celle où les enfants ont été tués.

Derrière, deux t-shirts oranges ont été suspendus à des branches. « Chaque enfant compte », peut-on lire.

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Les voisin.e.s rencontré.e.s n’avaient plus envie de revisiter les événements venus rompre leur quiétude.

Très compréhensible. De plus, je ne suis même pas certain de ce que je pourrais leur demander.

Ayant couvert ma dose de faits divers dans ma vie, je sais que, parfois, il n’y a juste rien à ajouter lorsque la mort s’invite dans le proverbial quartier paisible et sans histoire.

Les terreaux

Ça ne veut pas dire qu’il faut attendre la prochaine tragédie les bras croisés.

Pour l’organisme de prévention SOS Violence conjugale, la violence conjugale est un problème de société et non un problème individuel. « On a tous un rôle à jouer pour aider les victimes, mais aussi déceler les courants sociaux qui animent la violence », souligne la travailleuse sociale et porte-parole Claudine Thibaudeau.

Elle reconnaît que les choses vont dans le bon sens, si l’on considère qu’il y a à peine quelques décennies, l’homme régnait sans partage dans son foyer. Mais les relations de pouvoir perdurent, de même que l’impression de normalité qui l’accompagne. « À l’arrivée d’un enfant dans une famille, la femme hérite encore de la charge mentale. Ces modèles traditionnels ont une influence sur nous », estime Claudine.

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Ce qu’elle constate, c’est que ce terreau de la violence conjugale devient fertile lorsque ladite relation de pouvoir est ébranlée. D’où la nécessité d’un effort de conscientisation collectif.

« L’intérieur des maisons est l’un des derniers bastions de résistance pour l’homme. »

Claudine souligne qu’il ne faut pas culpabiliser l’entourage de ces « hommes doux qui ne feraient pas de mal à une mouche », mais mieux outiller les gens. « On est conditionnés à voir le conjoint violent se placer en victime lorsque la femme quitte. Les proches n’ont parfois qu’une version des faits. »

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L’organisme est d’ailleurs vite sorti dans les médias après la récente tragédie pour rappeler à la population qu’il s’agit ici d’une histoire de violence conjugale et non de détresse. « Il faudrait avoir un petit peu plus peur. Tant qu’on va se centrer sur la souffrance, on ne verra pas la dangerosité », croit Claudine, d’avis que les changements se feront seulement le jour où une majorité critique prendra la violence conjugale au sérieux. Un peu comme pour l’alcool au volant.

D’ici là, tâchons d’avoir à l’œil les drapeaux rouges, sans attendre qu’ils soient écarlates.

« Les idées suicidaires, le harcèlement, tout était là. Il ne faut pas attendre l’expression claire du désir de tuer; ça n’arrive presque jamais », conclut Claudine.

Sur la route vers Montréal, quelques rayons commencent à percer les nuages. Paul Arcand avait raison, le soleil va finir par revenir.

Mais l’orage gronde toujours.