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Les dernières frites de la Pataterie Chez Philippe

À l’aube de la soixantaine, une grande cantine accroche son tablier.

Par
Jean Bourbeau
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Ça fait déjà un moment que j’ai quitté Centre-Sud, mais chaque fois que je m’y retrouve, mon cœur ne peut s’empêcher de se serrer. J’ai toujours adoré ce quartier imprévisible peuplé de ses fulgurances et ses gouffres que l’on voit marcher sur les trottoirs. Pendant mes études, j’habitais un gigantesque appartement centenaire où rien n’était à l’équerre, coiffé d’un prix qui, aujourd’hui, fait pouffer de rire. C’était tout juste hier et une autre époque à la fois.

Les occasions étaient toujours bonnes de se retrouver à la Pataterie Chez Philippe, un incontournable du quartier depuis la Révolution tranquille situé au 1877 Amherst, maintenant Atateken. J’ai déménagé, la rue a changé de nom tout comme l’identité du quartier qui s’est peu à peu transformée au rythme des chantiers et du développement immobilier. À l’heure des grands bouleversements, le décor de la pataterie est toutefois resté une figure phare. Une force tranquille à l’abri du temps où l’on se sent pleinement vivre devant deux all-dressed et la section des sports du Journal de Montréal.

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Après 59 ans de grosses frites brunes ayant conquis des générations d’habitué.e.s, c’est avec stupéfaction que j’ai appris la nouvelle de sa fermeture, prévue pour le 13 mai prochain.

Pour mieux saisir les contours du drame, je me suis assis avec Mélanie Hachez, la petite-fille du fondateur éponyme. « C’est la première fois que je fais ça. », confie-t-elle, nerveuse en m’offrant un café.

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« Ne leur sers jamais ce que tu ne mangerais pas toi-même », répétait son grand-père. C’est avec cette devise et un souci du détail inconditionnel que la Pataterie Chez Philippe a traversé plus d’un demi-siècle. Le hot-dog coûtait 0,20$ à son ouverture. « On a conservé les vieilles traditions, les valeurs des années 60. Les pommes de terre sont encore coupées à la main, la viande toujours hachée sur place. Rien n’est congelé. Tout est frais », formule la patronne. Un travail d’orfèvre aux friteuses et des ingrédients de qualité ont permis à ce casse-croûte de s’élever humblement au-dessus de la mêlée.

La pataterie prépare, en effet, le plus authentique des smash burger en ville, des Michigan qui rivalisent sans gêne avec les meilleurs de Détroit et une irrésistible poutine sauce barbecue. Sans oublier des prix demeurés accessibles pour ce qu’il reste des maigres portefeuilles du coin.

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Le quartier et sa saveur contre-culturelle, tout comme sa réputation d’être l’un des plus durs de la ville, a considérablement changé. « Au cours des dernières années, les antiquaires et les galeries d’art ont laissé place à des immeubles à condos », lance Mélanie, incrédule. Une fatalité devenue routine sur l’île.

Il est midi, les gens franchissent la porte du petit local de 26 places en saluant l’équipe. Le personnel au comptoir crie les numéros de facture. Une foule bigarrée composée de travailleurs et de badauds venus se recueillir une dernière fois. Un last call. « C’est dommage, je venais ici depuis que je suis toute petite », me dit une jeune femme dans la file. Réjean termine sa frite, lui qui fréquente l’établissement depuis Philippe. La place est bondée. « Hamburger-steak, c’est prêt ! »

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Plus tard, des parents débordés s’arrêtent pour ramasser une frite en route vers la maison. Le commis reçoit des au revoir chaleureux. « C’est notre last call », répond-il, ému devant le flot de gratitude.

Malgré ce chant du cygne triomphant, la pataterie a fait son petit bout de chemin dans l’ombre des institutions glorifiées par des files d’attente de touristes. Curieux de comprendre comment une cuisine aussi épatante est restée autant secrète malgré la voracité des médias culinaires, Mélanie penche vers le manque de visibilité. « C’est effrayant le nombre de gens qui sont passés devant sans jamais nous voir. Notre affiche est tombée il y a quelques années et nous sommes depuis encore moins apparents! Notre succès tient surtout du bouche-à-oreille. »

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« J’ai grandi juste en haut, lance mon hôte en pointant l’étage. Tout comme mon père », en ajoutant que ce dernier, alors adolescent, descendait au restaurant jouer sur les arcades qui s’y trouvaient.

Des souvenirs ludiques de jeunesse qu’elle partage également. « Je me souviens d’avoir 7 ou 8 ans, je passais tous mes étés ici avec mon frère. On avait une petite TV à l’arrière et on louait parfois une Super Nintendo au club vidéo et nous jouions assis sur des chaudières de relish. Plus tard, j’amenais mes amies et on faisait du roller blade dans le restaurant avant d’aller manger nos hot-dogs au parc La Fontaine », se rappelle l’employée qui y travaille depuis ses 12 ans.

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Ouvert en 1962 par Philippe Hachez, il a vendu l’entreprise à un ami dans les années 80, puis son fils, John Hachez, l’a racheté pour le sauver des difficultés financières. « Depuis, on a roulé la place avec ma mère, mon père, un couple; Jacques et Lise, mon frère et moi. Six jours par semaine », soupire Mélanie.

Elle me raconte les plaisirs et les difficultés de travailler avec sa famille. « Peu importe ce qu’il arrive, à la fin de la journée, quand tu accroches ton tablier, y’a pu de chicane. »

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La soudaine mise en vente est arrivée suite à un diagnostic de cancer chez John. De 15 ans à 62 ans, il a officié derrière le célèbre comptoir de la cantine aux murs rouge et jaune. Ses employés ont tenu les rênes pendant son absence, mais après avoir pris du mieux, il a décidé de se retirer, une décision aujourd’hui imitée par ses enfants. « On l’a mise en vente et ça s’est fait vite. Je vais enfin pouvoir prendre du temps pour ma famille », souligne Mélanie, deux fois mère.

Elle m’apprend que la bâtisse, construite sur de la terre, est en train de s’affaisser dangereusement. Les interminables constructions que la rue a connues au cours des quinze dernières années ont accéléré la désuétude des fondations. La cuisinière croit qu’une fois rasé, des logements succèderont au restaurant.

« Et personnellement, ça vous fait quoi? », que je demande.

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Mélanie ne peut retenir ses larmes plus longtemps. « Je suis contente, mais en même temps, c’est un deuil à faire, précise-t-elle. C’est 25 ans d’histoires, de souvenirs et de proximité qui se terminent. Ça s’accompagne aussi d’un soulagement, je vais pouvoir voir les membres de ma famille dans un autre contexte. »

« Je vais m’ennuyer des rires derrière le comptoir et des clients qu’on aime tant. Alors d’ici la fermeture, ce sera une grande fête. Je ne vois ça pas comme un enterrement, mais comme une célébration du travail accompli et une occasion de remercier le quartier et espérer qu’il garde un bon souvenir de nous ».

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Je ne suis nullement inquiet sur ce dernier point et par cette modeste tribune, je ne peux vous inciter davantage à honorer la Pataterie Chez Philippe d’un dernier repas. Un adieu fort mérité et un délice assuré.

Au grand dam des gourmets d’en bas de la côte, la plus célèbre des cantines méconnues de Montréal deviendra un autre souvenir du vieux Centre-Sud. Trois générations auront fièrement œuvré à faire de cette adresse bien plus qu’une pataterie, mais une icône de la culture populaire où l’on commande pour quelques sous, un cabaret de bonheur simple préparé avec amour.

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Yvan, le fidèle client qui vient tous les jours à 16h devra se trouver un nouveau repère. Une page se tourne, effaçant un peu plus les couleurs de l’ancien Centre-Sud. La famille emportant bien sûr avec eux, l’épice secrète de leur salade de chou qui restera, à jamais, un mystère bien gardé.