La file de voitures s’étire jusqu’à l’autoroute 640. Passé la guérite, ces véhicules s’éparpillent devant les cinq écrans. Il fait chaud, une odeur de pop corn et de vacances flotte dans l’air. En attendant leur film, les spectateurs jouent au ballon, à des jeux de société, font le plein au casse-croûte, promènent leur chien ou sirotent une bière sur des chaises de camping.
Ouvert depuis un demi-siècle sur le site du mythique marché aux puces, le Ciné-Parc de Saint-Eustache me donne l’impression de rentrer à la maison.
C’est un peu le cas, puisque l’écran #4 donnait pratiquement dans la cour de notre bungalow familial, rue Leclair. L’été, j’allais parfois au parc Grande-Côte avec une petite radio portative pour écouter gratuitement des films, juché sur les buts du terrain de soccer.
À l’adolescence, le Ciné-Parc Mathers constituait un argument pour l’obtention rapide d’un permis de conduire. On y allait avec nos amis pour fumer du weed, boire, se cacher dans la valise pour entrer sans payer et ne pas vraiment écouter le film. Sinon, on y allait en couple et on n’écoutait pas plus le film (wink wink).
Mais avant le ciné-parc and chill, on y allait avec nos parents, en pyjama, à l’époque où on accrochait une sorte de speaker à la fenêtre, avant de pouvoir syntoniser la fréquence de l’écran à la radio.
J’ai un souvenir bien marquant de la première fois que j’ai fumé de la droye avec mon grand frère lors d’une de ces sorties en famille.
Le film, je m’en souviens, était Jurassic Park (le premier, je suis un ancêtre). La droye en question, du haschisch, consommée à même une bouteille en plastique. Je me souviens clairement du buzz que je ressentais sur la banquette arrière, coincé entre mes deux frères, quand les gros pas d’un dino créaient des sillons dans le verre d’eau à l’intérieur du Jeep de Jeff Goldblum.
Tout ça pour dire que je suis retourné au bercail, en marge d’un reportage sur ces villages gaulois du 7e art, qui résistent encore à l’envahisseur (lire ici la Netflixisation de nos habitudes cinématographiques).
Il ne reste d’ailleurs qu’une poignée de ciné-parcs encore en activité, dont Saint-Eustache, le plus gros au pays avec ses cinq écrans. Pas si surprenant dans cette Mecque du char modifié.
Un sujet hautement estival, quand l’actualité est marquée jusqu’ici par le lip sync de Céline, le rire de Kamala ou les chicanes du 98,5 FM.
-Oui, mais il y a toujours la guerre en Ukraine, dans la bande de Gaza et les feux de forêt, Hugo…
-Taisez-vous!
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Pour vous prouver que je ne suis pas si paresseux, j’ai traîné Gabrielle, ma collègue néo-trentenaire qui n’a jamais mis les pieds au ciné-parc de sa vie.
Mais comment diable est-ce possible, d’ailleurs?
« Je sais pas, mes parents ne m’ont jamais amenée. Pourtant, j’en rêve depuis que j’ai vu Grease », confesse la principale intéressée.
Mais avant de réaliser le rêve de Gabrielle, un peu d’histoire.
Culture du char > Culture
Ayant fait leur apparition dans les années 30 aux États-Unis, les ciné-parcs ont connu leur apogée dans les années 50, devenant le symbole ultime du rêve américain : des gros chars et des grosses vedettes hollywoodiennes.
Au Québec, l’église a retardé leur apparition, d’avis que les ciné-parcs seraient des endroits propices à la luxure (pas de farce).
Les années 80 furent certainement leur âge d’or, avec 44 ciné-parcs et 64 écrans répartis à travers la province (de ce nombre, il ne reste aujourd’hui que 5 ciné-parcs en sol québécois).
L’arrivée massive du magnétoscope dans les foyers a précipité l’agonie des ciné-parcs, dont les derniers vestiges sont aujourd’hui surtout fréquentés par des nostalgiques.
« Ça, c’est en comptant sur la conviction profonde des propriétaires actuels, de vrais passionnés bien conscients d’être dans un marché en déclin, qui s’accrochent par pure passion », constate André Lavoie, critique cinéma au Devoir.
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À ses yeux, le ciné-parc est une patente inventée durant les 30 glorieuses, pour solidifier le mariage de la culture du char et la création des banlieues. Outre le magnétoscope, l’étalement urbain explique aussi la disparition des ciné-parcs, croit André. « Entre un ciné-parc qui fonctionne quatre mois par année et un développement immobilier, tu choisis quoi? La pression immobilière a rendu ce modèle de moins en moins viable. »
Même s’il réprouve personnellement ce concept non viable sur le plan écologique et urbanistique, André Lavoie estime que le ciné-parc est une expérience sociale avant d’être une expérience culturelle. « Selon moi, au ciné-parc, le film est accessoire. »
André ajoute que l’idée de se rendre au ciné-parc pour passer un moment lubrique en catimini dans son char a un peu perdu de son sens avec la libération des mœurs. « Aujourd’hui, les jeunes peuvent aller partout. Pas surprenant que la clientèle soit désormais surtout familiale », tranche-t-il.
Le dernier nouveau ciné-parc
Peut-être même un peu trop familiale aux yeux de Nicolas Vallières, le directeur général du Ciné-Parc Belle-Neige, qui a réussi l’exploit d’ouvrir en 2018. « On a peut-être mis trop d’emphase là-dessus (la famille) et je vois une disparité, cette année, puisque notre écran adulte marche moins », constate Nicolas, néanmoins fier d’avoir ouvert le premier ciné-parc des 30 dernières années. Leur petit ciné-parc de deux écrans (un s’adressant aux adultes, et l’autre aux familles) est aménagé dans le parking de la station de ski Belle-Neige et peut accueillir environ 400 voitures. En comparaison, la capacité de Saint-Eustache est de 3000 véhicules.
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Nicolas croit cependant comprendre comment l’industrie a perdu les couples et les gens plus âgés en cours de route. « Pour les familles, c’est un happening. Pour les autres, je me bats contre le confort des cinémas et des écrans de 80 pouces à la maison », analyse avec lucidité le directeur, dont la famille est aussi actionnaire de la montagne de ski.
Le ciné-parc devient donc une manière de rentabiliser davantage les activités reliées à la station. « On était exclusif au ski et on cherchait une façon d’avoir des revenus à l’année. Autour, tout le monde avait déjà son créneau, comme les glissades d’eau ou les Tyroliennes, et on s’est dit que le ciné-parc se mariait avec nos valeurs familiales », raconte Nicolas Vallières, qui en a profité pour moderniser l’expérience offerte. « La conversion numérique a fait fermer plusieurs ciné-parcs. Il fallait donc de nouveaux projecteurs », explique Nicolas, qui s’occupe du relais du côté technique des opérations, en plus de choisir les films. Pas une grosse corvée pour ce cinéphile enthousiaste. « J’étais probablement le meilleur client de Saint-Eustache. Dès que j’ai eu un char, j’étais là souvent », souligne Nicolas.
Les débuts de son ciné-parc ont été marqués par un festival d’embûches, à commencer par la pandémie. Nicolas s’est même improvisé promoteur de spectacles quand les ciné-parcs présentaient des « concerts COVID ».
« Cette année, la météo est au rendez-vous, mais à cause de la grève des scénaristes, les films disponibles sont moins intéressants. C’est rempli de défis depuis le début », admet Nicolas.
La recette du succès
Même son de cloche à 220 kilomètres de là au Ciné-Parc Orford, le plus vieux au Québec avec ses 54 années d’opération. « J’ai l’impression que les ciné-parcs restants sont là pour rester. Il y a quelque chose de nostalgique là-dedans et on améliore sans cesse la qualité. Mais il n’y en aura plus de nouveaux qui vont ouvrir, les terrains sont rendus trop cher pour quelques mois d’activités », observe François Pradella, propriétaire du Ciné-Parc Orford depuis 2018.
Le cinéma est une histoire de famille pour l’homme de 44 ans, dont la mère avait ouvert le Cinéma Magog. « À dix ans, je faisais le ménage des salles », souligne celui qui opère aujourd’hui quelques salles de cinéma avec un associé, en plus du vieux ciné-parc. « On a ajouté un écran et mis le paiement par carte. On a maintenant trois écrans et une capacité de 900 voitures », souligne François.
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Quant à la recette du succès, ça dépend selon lui de deux choses : un bon film et la météo. « L’an dernier, on a eu beaucoup de pluie, mais là on se compare à notre meilleure saison, soit celle de 2022 », se réjouit le propriétaire, qui attire présentement les foules avec des blockbusters comme Deadpool & Wolverine et Détestable moi 4.
Ma critique de Tornades
De retour au Ciné-Parc Saint-Eustache, où la nuit commence à tomber.
Gab est émerveillée par son baptême. C’est pourquoi on lui pardonne quelques questions d’une belle candeur, telles que : « Est-ce que c’est ouvert, l’hiver? », ou le désormais classique : « Le son, y sort d’où? »
Gabrielle est aussi confrontée pour la première fois à la faune éclectique des ciné-parcs, dont nos voisins immédiats. D’un côté, Helena et Danick sont venus de Mont-Laurier en quête d’un prétexte pour faire un tour de décapotable. De l’autre, trois bougons arrivés au milieu du film et incapables de ne pas parler, bouger et déranger pendant la projection.
Il y a sinon un peu plus loin Jacinthe, une sympathique maman monoparentale qui vient avec ses enfants pour la troisième fois cette année, sans oublier le spectacle de beaux set ups dans des boîtes de pick up.
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Gab a même eu droit au traditionnel concert de klaxon réclamant le début de la projection.
Quant à la qualité du film, ma critique sera concise : des ostifis de grosses tornades, une héroïne qui doit affronter ses démons, un influenceur qu’on déteste, mais qu’on va finir par aimer un peu, un triangle amoureux prévisible, une morale à deux cennes du type « la vie est comme une tornade qu’il faut chevaucher au lieu de la craindre ».
Gab a vraiment adoré le film, au moins. « C’est 1000 fois meilleur que toutes les platitudes de Xavier Dolan, en tout cas!», s’exclame-t-elle en sortant, des propos que je n ’endosse évidemment pas.
Cinéma en plein air dans le 514
Pour ceux qui ne trippent pas sur l’idée d’aller voir un film en char, Montréal regorge de soirées cinéma en plein air.
Le critique André Lavoie ne tarit d’ailleurs pas d’éloges envers l’ensemble de ces initiatives.
« Je trouve ça super. J’apporte ma chaise, une bière. J’ai regardé des documentaires. Au risque d’avoir l’air snob, c’est une façon de s’approprier la ville et nos parcs qui devrait être plus encouragée et mieux soutenue », louange-t-il.
Je me suis donc rendu, lundi soir, au Parc des Compagnons-de-Saint-Laurent, sur le Plateau Mont-Royal, où une centaine de personnes avaient trimballé leurs chaises pliantes à l’occasion d’une soirée documentaire.
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Ça se déroulait en marge de la 15e édition du Cinéma sous les étoiles, présentée par Funambules Médias, où une cinquantaine de mini-documentaires compétitionnent dans une vingtaine de parcs montréalais, mais aussi à Longueuil et dans la région de Brome-Missisquoi.
« Du cinéma en plein air gratuit, accessible, suivi de discussions avec des réalisateurs à la fin », résume Xavier Curtenaz, chargé de partenariats et des opérations pendant le festival. C’est aussi lui qui agit comme animateur de la soirée. Xavier compare le public aux différents types de gens qui fréquentent les musées : ceux qui passent, restent un moment avant de repartir et ceux qui restent pour la représentation au complet. « On doit attirer environ 100 à 120 personnes par représentation, dépendamment des parcs », souligne Xavier.
Sans pression, on laisse une boîte de dons à la discrétion des participants afin de donner un coup de pouce au festival.
Comme me l’avait mentionné André Lavoie, Xavier ne cache pas que les temps sont durs en ce qui a trait à la course aux subventions, une situation périlleuse touchant le cinéma en plein air qui a d’ailleurs récemment fait l’objet d’un reportage dans Le Devoir. « Montréal a un afflux de festivals émergents, donc les subventions sont partagées entre toutes ces nouvelles propositions », déplore Xavier.
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Il est vrai que le cinéma en plein air se porte bien et les cinéphiles bénéficient d’un vaste éventail de projections. Des films présentés par des arrondissements, le Ciné-Parc Dante avec des classiques italiens en langue originale, des films policiers cultes au bord du canal Lachine, des soirées conviviales dans la cour du Livart (Elvis Gratton ce mercredi!) et même des succès québécois dans le parc de la Maison Radio-Canada.
Faire fonctionner son cerveau, même l’été
Ma soirée documentaire fut bien agréable. Pour quelqu’un qui associe historiquement le cinéma en plein air avec des films-avec-des-gens-qui-ne-se-retournent-même-pas-quand-ça-explose-derrière-eux, j’ai eu l’impression de mettre un peu de vitamine dans mon cerveau. La programmation est relevée, en plus. Coup de cœur pour D’ici, d’ailleurs de Chadi Bennani, qui traite d’héritages culturels chez un groupe d’ados québécois, et de Madeleine de Raquel Sancinetti, racontant un road trip vers la mer d’une jeune femme et son amie centenaire.
En vacances au Québec pour la première fois, la Marocaine Fatima Zahra a vu une affiche de l’événement par hasard et n’avait aucune idée de ce qu’elle venait voir. « Voir un film dehors, c’est pas quelque chose qu’on retrouve dans mon pays. J’aime tout, ici : les parcs, les gens, c’est merveilleux! », lance cette touriste.
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Un peu plus loin, Marie se décrit comme une habituée. « J’habite tout près et j’aime voir des gens rassemblés autour de documentaires. J’apprends une foule de choses, comme quoi même l’été, mon cerveau fonctionne! », s’exclame-t-elle.
Enfin, ne me reste qu’à terminer cette « enquête » sur ce célèbre proverbe estival : il est plus prudent d’écouter un film en plein air que de faire du plein air en écoutant un film.