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Une chose qui m’a frappée quand je suis revenu vivre dans l’Est en 2008, c’est que tous les voisins se disent salut. Par exemple, la veille madame qui habitait au coin de la rue. La bonne femme devait bien avoir 85 ans, mais avait l’air au moins du double.
Elle était parkée devant sa grande fenêtre à toutes les heures du jour et de la nuit. Je pense que son appart était un ancien dépanneur ou quelque chose de même, parce que ses fenêtres étaient ben que trop grandes pour un loyer, tu voyais que c’était fait pour un commerce, pour que le monde dans la rue voient tout en dedans. À chaque fois que je passais devant, son visage s’illuminait, elle faisait son plus beau sourire et me saluait chaleureusement, me faisant sentir comme un fils qu’elle n’avait pas vu depuis 20 ans.
Y’a des jours où elle ne me saluait pas, parce qu’elle dormait devant sa fenêtre. Affalée dans son vieux fauteuil, la face renversée sur le côté, la bouche grande ouverte, comme si elle voulait avaler toute la poussière qui flottait dans son appartement. À chaque fois que je la voyais dormir de même, j’étais mal à l’aise. Je me disais que je n’aurais pas dû voir ça. Qu’elle aurait dû être dans sa chambre; que des rideaux auraient dû masquer cette fenêtre. Mais il y avait plus. À chaque fois que je la voyais, immobile, la bouche ouverte et figée dans une grimace difforme, j’avais peur qu’elle soit morte là, livrée à la vue des passants. Ça me donnait des frissons.
Elle vivait avec un bonhomme. Lui, il devait ben avoir 60 ans. Quand il faisait vraiment beau, le bonhomme la sortait sur le trottoir, sur son vieux fauteuil. Un moment donné, le bonhomme a commencé à me parler de ses problèmes. Il était tout content de savoir que j’étais stagiaire en droit, vu qu’il avait un paquet de troubles avec le bureau du BS. En gros, le bonhomme recevait son chèque à lui, en plus du montant que la vieille madame aurait dû recevoir. Pis elle, elle avait droit à un plus gros chèque, parce qu’elle était tellement maganée qu’elle était considérée comme handicapée. Elle avait pus de mémoire pantoute, était pus capable de marcher, etc. Pis lui, ben, il changeait ses couches, il la lavait une fois de temps en temps, il s’en occupait comme il pouvait. Mais un moment donné, le monde au bureau du BS se sont tannés de lui donner un aussi gros chèque. Ils se sont mis à dire qu’il ne s’occupait pas vraiment de la bonne femme, mais que c’était plutôt sa blonde ou quelque chose du genre. Ça fait qu’il s’est mis à recevoir un paquet de lettres qui lui demandaient de rembourser de l’argent. Lui, ça le faisait capoter, surtout qu’il savait pas lire pantoute. Il comprenait rien dans ces lettres-là mais il savait bien que ce qui était écrit dedans allait finir par le mettre dans marde.
À chaque fois que le bonhomme recevait une lettre, il passait toute la journée sur le bord de sa fenêtre. Il attendait que je rentre de la job pour que je lui lise, pis que je lui dise quoi dire au monde du BS. Mais moé, je faisais mon stage en droit, dans un grand bureau à part de ça. Facque des fois, je rentrais à 10h00-11h00 le soir. Ben le gars restait planté devant sa fenêtre toute la crisse de soirée en attendant que je passe devant chez lui. Pis là, il sortait en catastrophe pour me demander de venir lui lire la dernière lettre qu’il avait reçue.
À chaque fois que je rentrais là, j’étais d’abord saisi par l’odeur: un mélange d’odeurs de botch, de poils de chien, de pisse et de renfermé. Une odeur qui collait à la peau. À chaque fois, la vieille madame me faisait une fête, comme si j’étais son fils prodigue, sauf qu’elle me redemandait mon nom à chaque deux minutes. Pis le bonhomme, lui, me donnait toujours une canne de Pepsi, vu qu’il savait qu’on avait cette dépendance en commun. Pendant une couple de mois, il a réussi à gagner du temps avec le bureau du BS. Les deux vieux continuaient de vivre leur vie au travers leur vitre immense, au vu et au su de tout le monde qui passait par là.
Plus le temps passait, plus ça arrivait souvent que je vois la vieille madame endormie de son sommeil qui me donnait froid dans le dos. Elle me saluait de moins en moins souvent. Pis à un moment donné, je ne l’ai plus vu pantoute. Probablement qu’à force d’avoir l’air morte devant sa fenêtre, elle a fini par mourir pour vrai. Pis c’est sûr que sans son chèque à elle, le bonhomme avait pas les moyens de garder ce loyer-là. Je ne l’ai jamais revu après ça et je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je sais juste que les locataires qui les ont remplacés ont installé des rideaux opaques devant leur fenêtre trop grande.
Photo: Spyros Papaspyropoulos
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