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Les aventures d’un chasseur d’éclipses

Rencontre avec Jean-François Guay qui en sera à sa douzième éclipse, du Texas à la Mongolie.

Par
Julien Lamoureux
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« Au Mexique, ça serait encore mieux, mais c’est plus compliqué de se déplacer, à cause des enjeux de sécurité, des cartels et des gangs, explique Jean-François Guay. [Au Texas], on a réservé des terrains de camping dans deux endroits de l’État et on va décider le jour même où on va, selon la météo. »

Vous l’aurez compris, mon hôte n’a que faire des risques de ciel nuageux au Québec, qui pourraient ruiner l’éclipse pour bien des gens. L’astrophotographe amateur sera dans l’État du sud des États-Unis, où le ciel est habituellement plus dégagé qu’ici en avril, pour maximiser ses chances d’assister au spectacle.

Devant sa maison, dans Montréal-Nord, est stationné son gros Ford Transit gris foncé. C’est dans cette van que lui et sa conjointe vont dormir quelques heures avant d’observer l’événement céleste du 8 avril.

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Un peu intense, vous vous dites? Attendez, vous n’avez encore rien lu.

Le physicien de formation, qui travaille chez Ubisoft comme chercheur en traitement d’image et du son (désolé les jeunes, « chasseur d’éclipses » n’est pas un métier qui permet de remplir le frigo et de payer l’hypothèque), vivra cette année sa 12e éclipse totale. Il devrait ainsi franchir la demi-heure de totalité (c’est-à-dire de temps passé sous une éclipse totale).

Pendant cette période, il s’est enfoncé dans le désert de Libye sans ses bagages, a soudoyé ses guides pour avoir une meilleure vue en Mongolie et a vu l’avion privé d’un des fondateurs de Google au milieu d’une île du Pacifique.

Sa première fois

« Ça a commencé en 1999 », se remémore Jean-François Guay, en me montrant sur son ordinateur portable la diapositive PowerPoint avec son palmarès personnel. Des amis français rencontrés pendant sa maîtrise l’ont invité dans leur terre natale pour assister à l’éclipse totale qui traverserait l’Europe d’ouest en est le 11 août de cette année-là.

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« J’ai été malchanceux, parce que c’était nuageux. Ça fait qu’on n’a pas vu l’éclipse », indique-t-il. Mais ça n’a pas empêché l’obscurité de se faire en plein jour : les lampadaires qui s’allument, les animaux qui ne savent pas trop ce qui se passe, la température qui descend de plusieurs degrés en quelques secondes…

Malgré cette expérience en demi-teinte, l’astrophotographe en herbe ne s’est pas laissé décourager, et deux ans plus tard, il était en Zambie pour retenter sa chance, le 21 juin 2001.

« La Zambie, en plein milieu de l’Afrique, c’est pas un pays touristique. Ça fait partie de l’aventure. »

Cette fois, dame Nature était du bord de J-F. Mais « en deux minutes [2 min 56, selon ses notes], j’ai pas eu le temps de tout voir… alors, c’est quand la prochaine prochaine? »

« C’est comme ça que la passion a débuté. »

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Une passion peu commune

Vous aurez compris que, pour voir 11 éclipses totales en 25 ans, Jean-François Guay a pas mal dû choisir ses destinations de vacances en fonction de ce phénomène céleste, qui dure habituellement entre une et quatre minutes.

Je lui dis que c’est quand même intense, comme passion. Ce n’est clairement pas la première fois qu’il entend ça. « Tu veux aller au bout du monde pour une minute [de totalité]? » se demande-t-il à lui-même. « Oui, parce que je vais pouvoir voir l’éclipse, mais je vais aussi rester un mois pour visiter le pays. » Comme quoi, ce n’est pas juste le trésor qui compte, mais la chasse qui y mène.

Les éclipses l’ont entre autres mené en Zambie, en Polynésie et en Mongolie. « Ça permet aussi de découvrir des endroits qu’on n’aurait pas nécessairement pensé aller visiter. »

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Je pousse encore un peu tout en me montrant sceptique. À quel point ce phénomène vaut-il la peine d’être vu plusieurs fois? Détrompez-vous, j’ai (très) hâte au 8 avril, mais après, j’ai l’impression que je vais être rassasié pour un bon bout.

« C’est complexe à expliquer. C’est un peu comme parler à quelqu’un qui a toujours vu la pluie à travers une fenêtre, mais qui ne l’a pas sentie sur sa peau. C’est pas du tout la même sensation. C’est vraiment très intense comme expérience. »

Il dit avoir déjà vu des gens pleurer pendant une éclipse totale. Jean-François, plus terre-à-terre, m’assure que ça ne lui est pas arrivé, mais je sens quand même que de repenser à ses aventures dans l’ombre de la Lune le remplit d’une émotion dure à décrire.

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Et sa passion lui a apporté quelque chose de plus, auquel plus de gens peuvent se référer : l’amour (ben oui!). Il a rencontré sa conjointe pendant son épopée en Mongolie. « C’était un voyage organisé, on était une dizaine de personnes à s’y rendre. C’est là qu’on s’est rencontrés. » S’il n’y a toutefois pas eu de coup de foudre, c’est pendant un autre trip du genre qu’ils ont constaté qu’ils partageaient plus qu’une passion pour l’astronomie.

Le 8 avril, ils en vivront un autre ensemble dans leur beau Ford Transit.

De désert en désert

Son voyage en Libye, en 2006 (éclipse #4), fait partie de ceux qui ont requis une certaine gymnastique logistique. Encore sous le règne du dictateur Mouammar Kadhafi, le pays était alors, pour les étrangers du moins, plus sécuritaire qu’aujourd’hui. Mais les visiteurs devaient être parrainés par une personne locale pour pouvoir s’y rendre, ce que Jean-François et un ami ont réussi à faire grâce à une agence de voyages.

« Cette éclipse-là était au milieu du désert, donc les chances de la voir étaient de 98,5%. La météo n’était pas un gros problème, mais c’était difficilement accessible. »

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Atteindre le « chemin de totalité » (le corridor géographique où l’éclipse totale est visible) exigeait trois jours de trajet en 4×4 à travers le désert.

Le trajet jusqu’à la capitale, Tripoli, depuis Montréal a été retardé. Ensuite, J-F est arrivé sans ses bagages. Pas le temps d’attendre : lui et son ami se sont enfoncés dans le désert avec leurs guides sans télescope ni caméra, mais aussi sans sac de couchage, ce qui rendait les nuits froides du désert quelque peu inconfortables. Rien de tout ça n’a cependant rendu l’expérience moins mémorable; en fait, sans devoir se concentrer sur ses photos et son équipement, le chasseur d’éclipses dit avoir pu vivre l’expérience encore plus pleinement que par le passé.

Mongolie, 2008 (éclipse #5). Dans le désert de Gobi, Jean-François Guay s’attend à une autre éclipse sensationnelle, malgré une situation géopolitique légèrement délicate. En effet, entre la Mongolie et la Chine, qui se partagent le désert, les relations, sans être désastreuses, sont un peu tendues, ce qui fait que les soldats postés près de la frontière, où les visiteurs veulent se rendre, surveillent ces derniers de près.

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« On leur a offert 200$ chacun, ou environ un mois de salaire [pour qu’ils nous laissent passer]. Ils étaient deux ou trois. Ils se sont regardés un petit peu, mais ils n’ont pas accepté. » C’est avec regret que la caravane a dû s’installer quelques kilomètres plus loin, à la vue de la base militaire. « De cet endroit, on avait environ dix secondes de totalité seulement. »

Puisque quelques minutes de plus, ça n’a pas de prix, J-F et son groupe ont à nouveau offert un pot-de-vin, cette fois-ci à leurs chauffeurs. Ils ont fini par accepter, et ils sont partis en douce, en laissant leur campement en place, pour ne pas éveiller les soupçons des militaires.

« Nous, on ne risquait probablement pas grand-chose. Les guides, par exemple… », laisse tomber Jean-François Guay, sans finir sa phrase. Malgré le danger, ces démarches leur ont permis de gagner environ 70 secondes de totalité.

Il a une foule d’autres souvenirs. Comme cette fois, en Chine, en 2009 (éclipse #6), où la seule percée nuageuse de toute la journée leur a permis de voir le phénomène, ou cet autre moment, en Polynésie française, en 2010 (éclipse #7), quand il a vu l’avion privé d’un des fondateurs de Google (« Je ne me rappelle plus lequel des deux », admet le physicien) atterrir à proximité de leur spot d’observation.

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Une petite communauté au Québec

« Au Québec, on est peut-être une dizaine à avoir ça comme passion », estime mon interlocuteur. La communauté a d’ailleurs récemment perdu son membre le plus connu, Paul Houde, qui avait voyagé en Inde, en Indonésie, au Mexique, en Autriche et aux États-Unis pour cette raison.

L’éclipse du 8 avril sera une de celles qui traversent le plus de régions habitées dans les dernières décennies. Dallas, Indianapolis, Buffalo, Montréal et Sherbrooke sont directement sur le chemin de totalité, et Toronto est tout près.

« C’est une des éclipses qui sera perçue par le plus de population totale [parmi les dernières]. Ça va aussi très certainement générer une nouvelle vague de chasseurs d’éclipses », croit J-F Guay, comme celle de 1999 en Europe, qui a été, pour lui, l’élément déclencheur.

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Malgré tous ses efforts, rien ne peut garantir que le spécialiste aura un ciel plus propice que tous les astronomes du dimanche qui regarderont l’éclipse de leur cour arrière au Québec. Ça fait partie de l’expérience : on ne peut pas tout contrôler.