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Les apps de rencontre ont-elles tué l’amour?

Les apps de rencontre ont-elles tué l’amour?

Un sociologue répond à nos questions.

Par
Salomé Maari
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Jurer qu’on haït Hinge, mais l’utiliser quand même. Passer son temps à supprimer, puis à réinstaller l’application. Ghoster en sachant très bien qu’on ne devrait pas le faire. Prétendre ne rien vouloir de sérieux, même si au fond, c’est un peu ce qu’on cherche.

Dater en 2025, ça peut être aussi excitant qu’ennuyant – et, sans surprises, rempli de paradoxes parfois déroutants.

Pour démêler les complexités du dating et en comprendre les nouvelles tendances, on s’est entretenu avec un expert en la matière : le sociologue Jules Pector-Lallemand.

Lui-même jeune et amoureux, il mène depuis bientôt quatre ans une enquête sur les amours de la jeunesse urbaine et scolarisée de Montréal, Paris et New York dans le cadre de son doctorat en sociologie à l’Université de Montréal. Les histoires qu’il récolte dans la cadre de sa recherche, il les raconte et les analyse dans ses rubriques « Docteur Love », publiées dans le magazine de sociologie Siggi, dont il est le cofondateur. Il s’est fait connaître en 2022 après la parution de son essai Pourboire : une sociologie de la restauration.

Voici un compte-rendu de notre conversation.

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Question : Vouloir être en couple, est-ce que c’est devenu cringe?

Réponse : Plein d’études le démontrent, quand on est un jeune adulte, la tendance est plus à l’accumulation d’expériences qu’à la mise en couple. Ça ne veut pas dire pour autant que les jeunes abandonnent l’idéal du couple, mais ils le repoussent un peu à la deuxième moitié de la vingtaine, à la trentaine. Et beaucoup de jeunes vont quand même, malgré tout, se mettre en couple.

Si on prend bien le temps de discuter avec eux, on se rend compte qu’en fait, ce qui est cringe, comme tu dis, c’est plutôt de vouloir se précipiter dans un couple.

On ne veut plus se mettre en couple rapidement. On veut une période de fréquentation pour apprendre à découvrir l’autre personne.

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Dire « je ne veux rien de sérieux », des fois, c’est vrai, mais il y a souvent une ouverture en arrière-plan qui va faire que la découverte de cette personne-là va nous faire changer d’avis.

Les récits amoureux, ce sont souvent des récits de changement de points de vue.

Q : Ça fait des années que tout le monde chiale contre le ghosting, mais que les gens continuent de le faire. Est-ce que la mode semble enfin passer pour laisser place à plus de transparence?

R : J’en suis venu à la conclusion que tout le monde que j’ai rencontré est contre le ghosting. Pour tout le monde, c’est mal, mais tout le monde l’a déjà fait.

Donc, il faut se poser la question : comment ça se fait qu’on se contredise comme ça?

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Soit on accuse tout le monde d’être hypocrite, soit on peut essayer d’être attentif à ce qu’est l’expérience vécue sur les applications de rencontre.

Ces applications-là, à mon avis – pour le dire simplement –, c’est plate.

Elles nous promettent l’aventure, la rencontre facile, et finalement, on se retrouve dans une spirale de conversations impersonnelles, à dire : « Salut, ça va? Qu’est-ce que tu fais dans la vie? »

Ça demande de l’énergie d’entretenir ces conversations un peu vides. Pour cette raison, les gens que j’ai rencontrés y mettent fin abruptement.

Q : Quelles sont les différences entre rencontrer via les applications et rencontrer « dans la vraie vie »?

R : C’est super différent.

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Sur les applications, la visée est explicite : trouver un partenaire intime. C’est assez clair.

Quand on rencontre quelqu’un dans une fête, dans un bar, à l’école ou au travail, là, il faut flirter. Il faut introduire l’idée d’une relation intime, mais de manière voilée. Il faut suggérer la possibilité d’une relation érotique ou affective à travers certains gestes éphémères : un effleurement, une phrase à double sens.

Ces gestes qui peuvent toujours être interprétés de deux manières : s’il m’a effleuré le bras en s’esclaffant de rire, est-ce qu’il m’a simplement accroché? Ou bien veut-il tenter un rapprochement?

C’est ambigu.

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Q : Pourquoi?

R : Parce qu’il n’y a pas cette période d’ambiguïté du flirt. Quand tu es sur une application de rencontre, c’est explicite pourquoi tu es là, alors que si tu flirtes avec un collègue, ça peut durer des mois.

Q : Donc, les applications de rencontre tuent-elles la romance?

On pourrait croire que oui, parce qu’il y a tellement de gens qui les fréquentent et que la visée est explicite.

Mais malgré tout, les utilisateurs parviennent à réintroduire la romance.

Comment? D’abord, en critiquant l’application. Ils diront : « Les applications de rencontre, c’est vraiment comme le supermarché, le centre d’achat, le magasinage en ligne. Il n’y a pas moyen de trouver l’amour là-dessus. » Et en disant ça, ça va faire en sorte que quand ils vont trouver l’amour sur les applications, leur relation à eux va être exceptionnelle.

L’autre moyen de réintroduire la romance, c’est de dire : « Je m’inscris, mais juste parce que mes amis m’ont obligé » ou « je m’inscris, mais juste pour deux semaines, après je désinstalle » ou « je me suis inscrit parce que je m’ennuyais ».

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C’est comme dire qu’ils ne voulaient pas intentionnellement trouver quelqu’un, qu’ils se sont retrouvés là un peu par hasard, et que finalement, ils ont trouvé l’amour.

C’est une manière de romantiser, parce que c’est une manière de raconter. Et c’est ça, l’amour romantique. C’est l’amour tel qu’il est inscrit dans un récit, dans un roman. Un roman dans lequel on trouve toujours l’amour un peu par hasard et cet amour est toujours quelque peu exceptionnel.

Q : Quelles sont les autres observations qui sont sorties de ta recherche?

R : Ce qui ressort de mon enquête, c’est vraiment à quel point on croit à l’amour, et que l’amour est un sentiment inscrit dans un récit. Ça arrive par hasard, c’est quelque chose qui nous tombe dessus. Une fois que ça nous arrive, on surmonte des obstacles, quelque peu héroïquement. Les obstacles, ça peut être la pénibilité des applications de rencontre, mais souvent, ce sont des blocages psychologiques. C’est quelque chose que je ne m’attendais vraiment pas à trouver dans ma recherche, et c’est omniprésent.

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Quand je fais un entretien, si je veux pouvoir comprendre une relation amoureuse, on me dit tout le temps : « Mais il faut remonter à loin. Il faut que je te raconte mes deux relations précédentes, parce que j’ai été blessé, je croyais plus à l’amour, j’étais désillusionné. J’avais toutes sortes de blocages psychologiques, de style d’attachement anxieux ou fuyant, de patterns, de syndromes. »

Après une rupture, on s’autodiagnostique toutes sortes de choses.

Et on se dit : « L’amour, c’est pas pour moi ». Mais quand on rencontre cette personne unique, on surmonte tous ces obstacles-là.

Après, est-ce qu’ils existent vraiment, ces obstacles, ou les exagère-t-on un peu pour romantiser nos relations? Ça, je ne saurais pas dire. Mais la psychologie est vraiment intégrée au récit héroïque de l’amour.

Q : Quelle est l’importance des red flags dans le dating contemporain?

R : D’un côté, ça peut être utilisé après un échec amoureux. Quand on réinterprète toute la relation, on se dit : « J’aurais dû voir tous ces red flags. »

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Ça peut aussi être au moment où l’on rencontre une nouvelle personne. On peut alors dire qu’il n’y a aucun red flag, et ça va participer à l’enchantement amoureux, à l’idéalisation du début de la relation.

Les red flags peuvent aussi être utilisés sur les applications de rencontre pour faire un tri.

Il y a tellement de gens, comment choisir qui on envoie à gauche ou à droite? « Lui, il étudie à Polytechnique : red flag. »

Q : Donc, dirais-tu qu’on a le red flag facile?

R : Ben oui! Surtout sur les applications, quand la personne n’est pas en face de nous.

Q : La question qui tue pour Docteur Love : est-ce que l’amour existe encore?

R : L’amour existe encore, c’est confirmé. Je dirais même qu’on y croit plus que jamais.

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