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L’ère des sociopathes
Lorsqu’on ne se sent pas bien, il est recommandé de traiter les gens dans notre entourage comme de la marde, parce que les bénéfices d’une telle attitude sont nombreux. Envoyer chier notre collègue ou la serveuse au restaurant nous permet de « sécréter de l’endorphine et de la dopamine ». C’est en tout cas ce que prescrit un thérapeute sur le site satyrique The Onion, qui vient de publier cette savoureuse fausse entrevue. Insulter et dénigrer les autres, lit-on, est « plus efficace que la thérapie et la médication » pour faire face à la déprime ou à la mélancolie.
La satire est amusante. Et c’est drôle parce que c’est vrai.
Télé-Québec diffuse cet automne le documentaire Troller les trolls, dans lequel l’animatrice Pénélope McQuade interview un internaute qui évoque justement sa détresse psychologique pour expliquer sa méchanceté en ligne. J’ai été frappée par la banalité de la discussion. N’importe qui ayant déjà faits des excuses a forcément plaidé sa propre souffrance pour rationaliser ses actes. Je t’ai fait du mal, mais c’est parce que j’avais mal.
On dit souvent que la méchanceté est causée par l’ignorance.
« L’une des raisons sociales de la méchanceté reste d’ailleurs l’ignorance, c’est-à-dire le manque de culture, de formation de soi : d’où l’importance de l’éducation, à laquelle Rousseau, par exemple, tenait tant. »
– Le philosophe Michaël Foessel, dans La méchanceté, 2014, et ici.
Cette théorie est populaire. Pour que tout le monde s’aime et se parle gentiment, il suffirait d’éduquer les petites gens. Mais cela voudrait dire que les personnes éduquées seraient plus gentilles que les autres. Comment expliquer alors qu’en laboratoire, on observe que les personnes éduquées, tout comme les riches, sont généralement moins empathiques?
Est-ce vraiment l’ignorance qui est le principal moteur de la méchanceté? Ou n’est-ce pas plutôt un banal réflexe pour nous sentir bien, surtout quand ça ne va pas? Au-delà de l’anecdotique et de la satire, la psychologie propose des théories qui vont effectivement dans ce sens.
Oh, il y a bien parmi nous de communs sadiques qui éprouvent spontanément du plaisir à voir la souffrance d’autrui, ceux que le professeur en psychologie Delroy L. Paulhus appelle les « sadiques du quotidien ». Ces gens se placent sur un spectre qui peut aller de rire lorsqu’on voit quelqu’un faire une chute douloureuse jusqu’à chercher à pousser d’autres personnes au suicide.
Néanmoins, plusieurs d’entre nous seraient plus prosaïquement méchants afin de valoriser et de protéger notre ego, via des mécanismes comme ceux-ci :
La distinction positive
Selon cette théorie, la méchanceté peut s’expliquer par le besoin de différencier le groupe auquel on appartient en le décrétant plus mieux.
On fait de la distinction positive quand, par exemple, on valorise notre gang d’amis (ex. « nous, on écoute de la bonne musique et on est cool, les gens qui aiment d’autres musiques n’ont pas de goût et ce sont de fucking losers ») ou à plus grande échelle, de notre groupe culturel ou idéologique (comme les athées et les catholiques qui insultent les musulmans, par exemple.)
En diabolisant ou en dénigrant celui qu’on perçoit comme autre, on renforce du même coup notre sentiment d’appartenance envers notre groupe et on en tire du bien-être.
Autrement dit, exclure les autres, c’est l’fun.
La comparaison sociale
Dans la vie, on serait tout le temps porté à se comparer aux autres. Or, si parfois, cela nous permet de nous consoler, d’autres fois, le contraste perçu ou réel nous rend au contraire jaloux et nous démoralise. Ainsi, on devient méchant pour tenter de rétablir un équilibre, afin de pallier nos insécurités. On rabaisse pour se remonter. (C’est le classique des bully du secondaire, mais le phénomène, apparemment, perdurerait au-delà du bal des finissants.)
Autrement dit, dénigrer des gens quand on est mal dans notre peau, c’est gratifiant.
La projection
La projection est un mécanisme de défense quand on ressent des émotions négatives et qu’on veut s’en débarrasser.
C’est comme quand on est exposé à l’opinion de quelqu’un d’autre, qu’on n’est pas d’accord et que cela nous choque… mais au lieu de reconnaitre notre colère – parce qu’on est une bonne personne qui n’éprouve que de bons sentiments – on projette nos émotions négatives sur l’autre. On se dit que l’autre est agressif et qu’il nous a attaqué. Et si on devient hostile en réaction, c’est justifié parce que « c’est lui qui a commencé ».
Des études montrent qu’il y a des avantages nets à tirer de cette attitude puisqu’en les projetant sur les autres, nos sentiments négatifs à nous diminuent.
Autrement dit, faire subir nos malaises aux autres, ça soulage.
Ni bon ni mal, tout bonnement malheureux
Il me semble qu’on bénéficie en ce moment d’un excellent contexte pour donner libre cours à nos comportements sociopathes. D’abord parce qu’on vit à une époque où on valorise beaucoup l’égo et qu’on justifie assez aisément ses corolaires, l’égocentrisme et l’égoïsme. Avant, il y avait “les gens bien” et “les pêcheurs”. Maintenant, il n’y a pas de « méchants » et de « gentils », d’actes bon ou mauvais, nous sommes tous des individus neutres dotés d’un potentiel plus ou moins latent de pathologies et de diagnostiques. On peut relativiser nos actes en fonction de notre ressenti, et on ne peut donc jamais tout à fait être pris en faute. Je t’ai fait mal parce que j’avais mal : tu dois te mettre à ma place et comprendre que je suis moi aussi, au fond, une victime, tends l’autre joue et n’en parlons plus.
On aura beau brandir notre douleur comme une immunité, n’est-ce pas en fait presque un pléonasme?
On vit aussi à une époque où le malheur est pandémique et où on a en même temps beaucoup de pression pour être heureux. La tentation de se tourner vers les mécanismes de protection de l’égo quand on perçoit une menace à notre bonheur risque alors d’être forte, car ce sont de bons band-aids.
Quand on combine ces phénomènes, on se retrouve dans une jungle émotionnelle où les petits égo sont mangés par les gros. Ça ne feel pas et je voudrais me sentir mieux, or mon bien-être est plus important que le tiens, alors va chier grosse truie dégueulasse.
Toutefois, selon certains de nos contemporains, on vivrait plutôt une époque caractérisée par une grande sensibilité et cela serait générationnel. Il n’y aurait pas plus de malveillance dans le monde, il y aurait juste plus de pleurnichards. Les milléniaux qui dénoncent les microagressions, la discrimination, et qui crient au troll comme Pierre criait au loup seraient tout simplement une génération de braillards, de petits lapins fragiles et susceptibles incapables de faire face à l’adversité. MAIS ÇA C’EST MÊME PAS VRAI ET EN PLUS ÇA NOUS FAIT DE LA PEINE.
J’admets qu’il est impossible de vraiment savoir si nous sommes statistiquement plus méchants qu’avant. Mais une chose est sûre : nous avons statistiquement beaucoup plus d’interactions sociales que nos ancêtres qui devaient se contenter de maltraiter leur famille et leurs voisins. Donc même si notre taux de méchanceté n’a pas crû, notre spectre pour propager notre malfaisance lorsqu’il nous prend l’envie de blesser, elle, a connu une fabuleuse croissance.
Je ne crois plus à la théorie de la méchanceté qui se guérit par une cure de l’ignorance. Je pense que l’impulsion de blesser transcende les classes sociales et les diplômes. Une insulte directe et bouillante, truffée de fautes et écrite en majuscules n’est pas pire que le mépris feutré d’un lettré qui t’envoie chier calmement et subtilement parce qu’après tout, c’est ce que font les gens civilisés.
On est méchant parce que c’est agréable. Pour nous. Et on n’a jamais eu accès à un aussi grand carré de sable pour s’amuser ni de meilleur échappatoire que notre chaos intérieur.
C’est quand même une belle époque pour être sociopathe.