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L’envers des émojis
« Dans nos vies hyperconnectées, [ils] ne sont peut-être pas aussi naïfs et anodins qu’ils le laissent paraître. »
Êtes-vous plus 💀, 🌮 ou 💩? Et comment tous ces émojis influencent-ils votre façon de communiquer? Un bonhomme sourire, est-ce vraiment si anodin?
C’est un peu les questions que se pose Stéphanie Cabre, la réalisatrice derrière la série Emoji-nation, une coproduction d’ARTE France et d’URBANIA.
On en a discuté avec elle. 😉
Comment en êtes-vous arrivée à enquêter sur les émojis?
Quand je suis arrivée au Québec, je cherchais un nouveau projet de documentaire. Après m’être penchée sur l’histoire de la figure transgenre dans la pop culture dans mon premier documentaire Absolument Trans sorti en 2017, j’ai eu envie de comprendre le phénomène des émojis. Déjà, parce que j’en utilise énormément, dans mes messages textes, puis sur les réseaux sociaux. Ils peaufinent mes conversations numériques et ajoutent de la nuance, de l’ironie, du fun à mes messages.
Ensuite, parce que je me suis rendu compte que ces petits pictogrammes existaient depuis plus de 20 ans! Déjà! Ils sont nés au Japon à la fin des années 90, mais nous, en Occident, on les utilise seulement depuis une décennie. Le set d’émojis japonais de Shigetaka Kurita de 1999 a été intégré à la collection permanente du MoMA à New York, ses émojis sont des œuvres d’art. Esthétiquement, ils n’ont plus rien à voir avec ceux qu’on utilise aujourd’hui.
Alors, j’ai voulu comprendre ce qui s’était passé en plus de 20 ans, raconter leur histoire et leur part d’ombre. J’avais envie, à travers cette exploration, de montrer que les émojis, dans nos vies hyperconnectées, ne sont peut-être pas aussi naïfs et anodins qu’ils le laissent paraître. Ils laissent entrevoir un monde bien plus complexe, et assez révélateur du web d’aujourd’hui, un web toujours plus contrôlé et limité.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en faisant ce documentaire?
J’ai plutôt été confortée dans le fait que les géants du numérique contrôlent encore et toujours plus nos vies numériques. En s’arrogeant le droit de valider et d’encoder les émojis que l’on retrouve dans les claviers de nos téléphones intelligents, le Consortium Unicode, cet organisme à but non lucratif américain de la Silicon Valley, extrêmement lié aux GAFAM, s’arroge le droit de contrôler nos moyens d’interactions finalement. Les émojis constituent en cela un énième symbole de l’influence des géants du web sur nos vies.
«Les émojis constituent un énième symbole de l’influence des géants du web sur nos vies.»
Plus j’avançais dans la réalisation de la série et plus je trouvais pertinent de se poser vraiment la question de l’influence de ces entreprises privées sur notre langage des années 2010-2020. Car on voit à quel point le langage, la langue, et on le sait bien ici, au Québec, peut parfois servir d’instrument de domination culturelle. Même si les questions de diversité et de représentativité avancent au pays des émojis, il y a encore du chemin à parcourir.
En regardant la série, j’ai envie que les gens se posent des questions, que cela fasse réfléchir. Il n’y a rien de mal à utiliser des émojis, juste ne pas oublier que derrière ces symboles, même si n’importe quel citoyen peut proposer un émoji, au final, ce sont des experts des plus grandes entreprises privées de la Silicon Valley qui décident.
Qu’est-ce qui a représenté le plus grand défi dans la réalisation du documentaire?
Au départ, je devais partir tourner aux États-Unis et en Europe, mais avec la pandémie, cette option-là a vite été oubliée. Nous avons donc fait le choix de basculer entièrement le tournage en ligne. C’était un défi, avec le risque que les gens se disent : « Bah, encore un énième film fait sur Zoom… » J’ai d’abord dû repenser toute la prise de son, car le son, c’est super important.
Et puis, basculer ainsi en ligne, ça nous a obligés à être plus audacieux et créatifs et finalement, quoi de mieux pour raconter l’univers et les coulisses de cet espéranto numérique que d’utiliser pleinement les devices et les applications qui en sont les outils de transmission. Ainsi, le motion design, qui était important à la base, a pris encore plus de place dans le film, et j’ai collaboré avec pas moins de trois animateurs. Les outils numériques collaboratifs m’ont permis de me rendre à Tokyo, Kyoto, Paris, la Californie, Vienne, Marrakech en quelques clics et m’ont finalement permis une plus grande liberté de création.
Quel émoji voudriez-vous créer?
«Il y a plus de 250 drapeaux, je crois, et pas encore le drapeau québécois.»
Dans ma série, je dresse une liste des émojis qui ne sont pas encore dans les claviers et la liste est longue… Si je devais proposer un émoji, je proposerais un émoji « churros ». Ce sont des pâtisseries espagnoles en forme de spaghettis. J’adore, c’est un peu ma madeleine de Proust. Dans les symboles des desserts, on retrouve, entre autres, un flan, un beigne, un cupcake, un cookie… un bretzel qui est vraiment typiquement alsacien, et pourquoi pas des « churros »?
Et surtout, pourquoi pas aussi un émoji drapeau québécois? Il y a plus de 250 drapeaux, je crois, et pas encore le drapeau québécois. Alors qu’il y a celui du Pays de Galle et de l’Écosse par exemple. Au printemps, une motion a été adoptée par l’Assemblée nationale, sur proposition du chef parlementaire du Parti québécois Pascal Bérubé, pour faire adopter un émoji drapeau du Québec par le Consortium Unicode. Je veux bien collaborer avec lui s’il cherche à entrer en contact avec Mark Davis, le président et co-fondateur du Consortium. À suivre! 🙂
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Stéphanie Cabre poursuivra ses réflexions sur le sujet à Y’a du monde à messe avec Christian Bégin, diffusée le vendredi 29 octobre à Télé-Québec.