.jpg)
« L’empereur » : la série qui fait office de conversation difficile
Quand le mouvement #metoo est venu secouer le Québec (pis le reste de la planète) en 2017, notre compréhension de ce qui constitue un agresseur ou une agression sexuelle était à des années-lumière d’où on est aujourd’hui.
Une part de la responsabilité de ce retard collectif repose sur les représentations culturelles. En d’autres mots, les agressions qu’on voyait à la télé et au cinéma et celles qui se passaient dans la vraie vie, c’était souvent deux paires de manches. On peut penser au personnage d’André Viens, interprété par le regretté Ghyslain Tremblay, dans Avec un grand A, qui a terrifié une génération complète, mais pas tous les agresseurs passent leur journée à être une vidange sanguinaire envers leur femme. C’est souvent beaucoup plus compliqué que ça.
C’est aussi souvent beaucoup plus insidieux que ça
La série L’empereur fait le portrait d’un type d’agresseur bien précis, l’homme tout-puissant à la Harvey Weinstein à qui on ne refuse rien, mais elle le fait avec une rigueur et un courage qui n’a d’égale que son sens du spectacle. Alors qu’elle en est au milieu de sa deuxième saison (sur Crave et Noovo), c’est une des meilleures séries à la télé québécoise présentement. Ça vaut une séance de rattrapage!
Trigger warning si vous êtes sensibles aux histoires d’agressions sexuelles.
Pourquoi les victimes ne portent pas immédiatement plainte
L’empereur raconte l’histoire de Christian Savard (joué par un spectaculaire Jean-Philippe Perras aux allures de gentil nounours), un jeune publicitaire ultra-talentueux et charismatique, qui grimpe les échelons d’une agence montréalaise réputée à vitesse grand V. Il est l’image même du succès : grosse job, une blonde belle et intelligente, une famille unie et aimante, des projets plein la tête, etc.
Sauf que Christian en veut plus, et surtout, il déteste qu’on lui dise non.
Une des caractéristiques communes de ses NOMBREUSES victimes, c’est qu’aucune ne porte plainte immédiatement. Elles prennent toutes entre quelques jours et plusieurs années à se faire entendre. Bien qu’il s’agisse d’une question qu’on entend encore trop souvent dans le discours entourant la violence sexuelle, L’empereur fait un travail absolument extraordinaire pour expliquer pourquoi les victimes prennent parfois du temps avant de dénoncer… si elles dénoncent.
À mon souvenir, je ne crois pas avoir déjà vu une relation agresseur-victime explorée avec autant de nuances psychologiques à la télé.
Une des raisons principales derrière cette hésitation, c’est que leur agresseur est, bien souvent, une personne qu’elles apprécient et que sa transgression les plonge dans un état de confusion. Elles ne savent plus comment elles doivent se sentir par rapport à lui. Ces préoccupations sont incarnées par le personnage de Manuela (interprété par la trop rare et talentueuse Noé Lira) qui se retrouve dans le vide face à cette perte de sécurité soudaine causée par l’agression.
Ensuite, un agresseur comme Christian Savard achète la paix en offrant des opportunités de carrière, des compensations financières et matérielles à ses victimes. Il les présente d’abord comme une tentative de réparation, mais lesdites compensations rendent ses victimes redevables et parfois même dépendantes, comme c’est le cas pour Manuela qui réorganise toute sa vie autour de l’opportunité que Christian lui donne.
Ces cadeaux empoisonnés donnent aussi un argument à l’agresseur en cas de plainte. Ils font ressentir encore plus de culpabilité à leur victime, qui se sent complice d’avoir « profité des ressources de son agresseur ». Pourtant, rien ne peut racheter ce que Christian enlève à ses victimes.
La culture du viol en milieu professionnel
J’ignore si la scénariste de L’empereur Michelle Allen a déjà travaillé dans le milieu des agences montréalaises, mais elle dépeint l’industrie avec précision et mordant. Si vous avez fait partie du milieu à cette époque, vous risquez de vous mettre les deux mains dans le visage en laissant un petit trou entre vos doigts pour regarder et dire : « Ah oui, fuuuuuck! C’était tellement de même. J’ai un peu honte. Uuuuugh! »
Le manque de leadership, le favoritisme, la comptabilité éthiquement douteuse, les décisions basées sur des coups de tête et des intuitions. Et plus important encore : la gestion horizontale utilisée comme excuse pour faire des abus de pouvoir pendant les partys de bureau. Vous me diriez que quelqu’un a réglé ses comptes à travers l’écriture de cette série et je serais prêt à le croire.
C’est à travers ce far west administratif que Christian Savard réussit à prendre le pouvoir pour tyranniser son entourage. À la fois discipliné et carnassier, pour lui, tout est négociable. Si ça lui permet d’avancer ou de se sortir du trouble, Christian a une offre à vous faire. Cette philosophie lui apporte un succès monstre au niveau professionnel tout en semant la terreur et le désespoir autour de lui, au bureau comme à la maison. Christian veut prendre encore et encore et ce qui ne peut s’acheter, il le prend de force. Dans sa tête, le silence coûte moins cher que l’intégrité physique et émotionnelle de quelqu’un.
Tenez-vous-le pour dit, L’empereur, c’est un peu comme du gros gin.
On éprouve une certaine douleur à consommer et ça ne fera définitivement pas à tout le monde, mais si vous avez envie de mieux comprendre les enjeux autour de la culture du viol et de regarder une série qui ose aller plus loin dans la compréhension de la violence sexuelle, ça vaut vraiment le détour.
En plus, vous avez quelques semaines pour vous taper l’intégrale avant la fin de la deuxième saison.