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L’élection française vue par les joueurs de pétanque

« Liberté, égalité, fraternité. Putain, quel gâchis! »

Par
Jean Bourbeau
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– Rien à foutre de ce qui se passe dans c’pays d’merde.

– J’ai pas voté au premier tour et j’voterai pas au deuxième.

– Mais non, c’est grave ce qui arrive. Faut faire son devoir de citoyen!

– Si c’est si important, pourquoi le niveau d’abstention est aussi élevé?

– T’es con ou quoi? 70% du pays va voter! Du jamais vu.

Un troisième joueur, particulièrement éméché, s’invite dans la conversation en s’allumant une cigarette.

– La seule qui peut battre Trump, c’est Michelle Obama! Biden, y tient pu d’bout!

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Dans la chaleur du jeudi soir au parc Lafontaine, j’ai voulu tâter le pouls de la diaspora française à l’aube des élections à venir ce week-end.

On ne pourrait pas affirmer que les joueurs de pétanque discutent de politique avec autant de ferveur qu’ils lancent leurs boules. À mon arrivée, une atmosphère de malaise imprègne les discussions sur une élection historique, potentiellement marquée par l’arrivée au pouvoir du premier gouvernement d’extrême droite depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Rappelons, qu’après la montée du Rassemblement national (RN) lors des élections européennes au début juin, le président Emmanuel Macron a pris la décision de dissoudre le parlement et de convoquer des législatives anticipées.

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Un mois plus tard, à la suite d’un premier tour ayant prouvé que la droite a bien le vent dans les voiles, on préfère mettre de côté le second tour de ce dimanche et viser le cochonnet.

« Tout sauf le FN de Le Pen (Front national, aujourd’hui le RN) lance Frank en comptant ses pas : « Quatorze, quinze ».

À mesure que je pose mes questions, les langues se délient. Le terrain de pétanque, lieu de rassemblement de Montréalais de toutes origines, se transforme en un espace de débats animés, où chaque opinion trouve sa place dans cette agora populaire sur gravier gris, les joueurs entrant et sortant de la conversation par bribes que je griffonne dans mon calepin.

– Les médias s’énervent beaucoup trop, y aura pas de majorité pour les fachos! Y a rien qui va changer, encore une fois.

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– Avec les derniers désistements au Front populaire, ça va s’équilibrer, plus de peur que de mal qu’on dira lundi.

– Allez! Jordy (Jordan Bardella, président du RN) ne passera pas. Tu rentres pas à l’Élysée avec des TikToks.

– Bien sûr que le RN va passer! Mais arrêtez avec vos guerres civiles, ça va pas péter.

– C’est Macron qui va encore gagner. Lui et ses potes, à tous les cinq ans, c’est toujours pareil. Chirac, Sarkozy et leurs sociétés, tous les mêmes bâtards qui gagnent à la fin. L’élite encule bien la France.

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Tandis que les bières s’ouvrent et que les boules roulent, je m’entretiens avec un grand gaillard, jeune, propret, les bras tatoués, qui prend une pause sur un banc. « Il faut cesser de manquer de respect envers la démocratie. Il y a des millions de Français qui vont voter pour Bardella, il faut arrêter de les insulter à la télévision. »

Je lui demande si je peux le prendre en photo. « Pas question, j’ai un taf à conserver. »

Une réponse qui révèle les tabous derrière son allégeance, un choix pourtant très répandu parmi les jeunes. Selon des statistiques rapportées par La Presse, « les électeurs âgés de 18 à 24 ans représenteraient entre 23 % et 33 % des votes en faveur du Rassemblement national de Marine Le Pen. C’est moins que les 40 % qui ont soutenu le Nouveau Front populaire (bloc de gauche), mais bien plus que les 14 % lors des législatives de 2022. »

Sur le terrain, la conversation est toujours aussi animée.

– On s’en fout des élections! On est ici pour jouer aux boules.

– Alors, t’as pas voté au premier tour?

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– Bien sûr que j’ai voté! C’est chaud, c’est important cette année. Mais ça r’garde que moi. On n’est pas là pour faire de la politique.

– Tant mieux, si la droite fout le bordel!

– Tu peux bien dire ça, t’es à Montréal depuis deux ans.

– La France va gagner l’Euro et tout le monde va oublier ces élections à la con.

Tandis qu’on essuie la sueur qui perle sur nos fronts, d’autres joueurs arrivent, se serrent la main, se font la bise. Charles, plus mesuré dans ses opinions, me confie être dégoûté par le climat politique de son pays d’origine.

« Il y a un fatalisme par rapport à la France. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes si nombreux ici. C’est notre pays, mais c’est du pessimisme, tout le temps, depuis que je suis petit. Ras-le-bol, à la fin. »

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Je poursuis ma récolte de témoignages en faisant un crochet au parc Laurier, où la majorité des joueurs sont québécois, à l’exception d’un petit groupe avec qui je discute autour d’une bière.

– Les joueurs de pétanque votent à gauche. C’est une audience populaire, traditionnelle.

– Tu vas voir, le peuple va aller à droite cette année!

« Moi, je viens ici pour jouer avec tout le monde. La pétanque, c’est avant tout un loisir qui rassemble », souligne Coco, originaire de la Bretagne.

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Cyrille, la mi-trentaine, dégaine de festivalier : « J’ai vadrouillé partout en France et j’me suis senti comme un étranger à Marseille. Si tout le monde m’a bien traité, j’ai pris une claque. Ils crèvent la dalle là-bas. Tu comprends pourquoi tant de jeunes se tournent vers la délinquance, il n’y a pas d’opportunités pour eux. Ça m’fait mal de le dire, mais l’intégration n’a pas fonctionné comme elle aurait dû et là, le gouvernement va mettre encore plus la pression. C’est la honte. »

« À Montréal, il y a une douceur de vivre qu’on a perdue en France, poursuit-il. Dans ce parc, je peux regarder qui je veux, sans avoir peur de me faire agresser ou attaquer. C’est cosmopolitain et j’suis fier de faire partie de cette mixité qui fonctionne ici. »

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Coco vient d’arriver à Montréal il y a quatre mois pour lancer une branche de son entreprise de loisirs en territoire nord-américain. « Macron nous avait promis, à nous, les entrepreneurs, de nous soutenir, mais il n’a rien tenu, tout est plus cher que jamais. C’est pour ça que j’suis venu à Montréal, où c’est plus facile de faire des affaires. En fin de compte, il a fait qu’à sa tête et là, il paye bien le prix. »

Cyrille renchérit : « Mais le poids de ce vote ne concerne pas seulement l’immigration. Avec une victoire du RN, c’est aussi des questions sur l’avortement et les droits LGBTQ. C’est une régression des valeurs de la France : égalité, fraternité, liberté. Putain, quel gâchis! »

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L’un des amis, Paulin, se joint à nous et exprime son désarroi face au choix électoral : « Mais pour qui voter? J’ai des valeurs qui correspondent à certains programmes, mais du point de vue humain, c’est décevant. J’veux dire, il y a des idées intéressantes chez le Rassemblement national, mais les personnes en place ont des profils inquiétants, et puis le parti est tellement diabolisé. En revanche, la gauche monopolise avec condescendance la bienveillance sous un schéma manichéen simpliste : les gentils contre les méchants. Et au milieu de tout ça, il y a la Renaissance de Macron qui s’est bien cassé la gueule. »

Cyrille ramasse ses canettes vides avant de se diriger vers le Jazzfest, « Cette élection, tu vois Jean, c’est trop noir ou blanc. Dit comme ça, c’est drôle, mais il faudrait que ce soit plus nuancé. Si les gens jouaient plus à la pétanque ensemble, ils se comprendraient mieux. »

On entend les cliquetis des boules. Dans la nuit chaude de jeudi, des cris retentissent dans une ambiance où l’on relâche son souffle pour mieux le retenir dimanche.

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