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(Pour relire le quatrième épisode, c’est ICI.)
Bien installé à ma table de cuisine, une enveloppe à la main, j’ai envie de trucider mon père. J’ai envie de l’embrasser aussi. Contradiction? Dualité?
Je vous raconte :
J’étais tout juste de retour de mon escapade à Milles-Isle. C’était ma mère qui était venue me chercher. Je venais de retrouver le confort de mon appartement vidé de son âme féminine et je réfléchissais à la façon de me sortir de ce récent merdier. Détail important : j’avais maintenant un policier de la World Wrestling Federation sur le dos et il était prêt à de compliqués stratagèmes pour se venger d’avoir peut-être couché avec son ex. En plus, j’étais maintenant seul à payer un cinq et demi, j’étais probablement grippé d’avoir marché sous la pluie, lendemain de plusieurs veilles, cocu de longue date, sans auto ni permis… irréfutablement, irrémédiablement con.
J’en étais à évaluer mes chances de fuite vers le Mexique quand mes réflexions furent coupées par l’arrivée de mon père. Il affichait, un fait rare, une face déconfite. Il prit place juste en face de moi et me dit quelque chose qui, venant de lui, pouvait être qualifiée de totalement révolutionnaire :
– Étienne, je suis désolé d’avoir ri de toi de ce matin.
Je n’ai jamais aimé voir mon père repentant. Ce n’est pas dans ses habitudes et ça me donne l’impression que sa fierté a laissé place à la faiblesse. Ça ne concorde pas avec l’image qu’il s’est trop longtemps évertué à construire et à laquelle je crois, bien sûr, comme tout bon fils doit le faire.
– C’est pas grave papa. Si on n’en rit pas, va falloir en pleurer.
– J’ai su pour Cassandra… C’est chien. T’aurais pu me le dire.
Maman l’avait informé sur l’intégralité de mes mésaventures, contravention nouvelle et tout. Ça avait enfin calmé ses ardeurs comiques. Il faut dire qu’orgueil oblige, j’avais sensiblement omis de préciser que Cassandra était maintenant avec l’électricien qui l’avait probablement mise enceinte en plein milieu de l’installation d’un panneau électrique dans mon propre appartement, si une telle chose était possible. Connaissant les prouesses de Cassandra, l’image était vraisemblable.
– Ben, j’ai pas eu envie d’en rajouter. T’étais déjà assez crampé de même.
Il afficha un air des plus solennels et affirma :
– Coucher avec la femme d’un armoire à glace, ça c’est drôle… un policier en plus.
Il esquissa un petit sourire à l’évocation de ce détail et moi aussi. Il continua :
– Être pogné dans une poursuite en char, sans accident, pas de blessés, c’est pas mal drôle. De penser que le petit était ton enfant, ça peut être comique aussi, un peu, pas vraiment, mais de se faire voler sa blonde par un jobbeur et qu’il la mette enceinte, ça c’est chien. C’est dur pour l’amour-propre de se faire voler son bonheur sous son nez. J’voulais pas rire de ça. On peut pas rire de tout dans la vie.
Ah bon, une première.
– C’est pas grave papa, tu pouvais pas savoir. À ben y penser, c’est quand même drôle pareil.
Je ris, m’attendant à être accompagné, mais il demeura de glace.
– Voyons papa, qu’est-ce qui se passe?
– Y a un détail qui faudrait que je te dise, mais faut que tu me promettes de garder ça pour toi.
Il semblait être aux prises avec une information lourde à porter. Je lui promis.
– Dans mon temps, j’étais pas trop, trop tranquille. J’ai fréquenté mon lot de filles. Amadné, j’ai rencontré ta mère, j’me suis calmé. Après que tu sois né, j’ai retrouvé par hasard une de mes anciennes blondes.
Il prit une pause inutile, trop longue, juste pour déglutir bruyamment. Je le pressai de poursuivre.
– Pis elle avait un enfant. Il me ressemblait un peu, pas mal. La même chose que toé avec Cassandra, mais ça adonne que c’était le mien. Pour de vrai. Je l’ai confrontée et elle a fini par me l’avouer.
Mon maxillaire inférieur était au sol pour la deuxième fois de la journée.
– J’ai un frère?
– Un demi-frère, s’empressa-t-il de me corriger. J’ai jamais eu de contact avec lui. La fille était recasée avec un autre gars qui l’a élevé comme son fils. C’était mieux comme ça. Pendant des années, je gardais un œil sur lui de loin; au parc, à l’école. J’avais de la misère à me détacher, mais amadné, a ben fallu que je décroche. Il allait bien, il était bien traité.
– Yé où ce demi frère-là? Pourquoi tu me racontes ça là, tout d’un coup de même?
– Ben, c’est ça. Je sais maintenant qu’il est revenu vivre dans le coin. Quand maman m’a raconté ton histoire en détail, je me suis dit que c’était possible…
– De quoi?
Je m’impatientais gravement.
– J’ai vérifié, tsé le gars qui vit avec Cassandra, ben c’est lui. Le
petit gars que tu as vu l’autre fois, c’est mon petit-fils, ton neveu.
C’est pour ça qu’il te ressemble autant.
J’accusai le coup. Je savais que je devais réagir à un aveu sérieux, mais mon cerveau n’arrivait pas à traiter l’information.
– Tu veux dire que l’électricien… le père… Cassandra…
Tout tombait en place. Mon père, une autre famille… j’étais étourdi par cette révélation, un peu dégouté aussi. Comment avait-il pu garder cette information? Et maman qui ne savait rien.
– Mais…
Je ne savais que dire.
– Parles-en pas à ta mère. Ça lui ferait de la peine pour rien. Surtout, j’voudrais que tu te tiennes loin d’eux autres. On peut pas interférer. J’ai décidé de ne pas être dans sa vie, faudrait que ça reste comme ça.
– J’en reviens pas. Câliss, c’est quoi les probabilités que Cassandra se retrouve avec lui après moi?
Autant de coïncidences m’assommaient, mais mon père semblait y avoir réfléchi déjà longuement.
– J’y ai pensé pas mal. Faut croire qu’elle tombe pour notre génétique. Après toi, elle aurait pu se ramasser avec moi si j’avais pas déjà été en couple.
Même avec la gravité de la situation, il arrivait à se faire rire lui-même. Il redevint rapidement sérieux :
– Là, j’vais aller me promener en char, tout seul un peu pour penser à tout ça.
Je voulus protester, mais il leva une main et utilisa sa voix grave et impérieuse de père :
– Prends ça, c’est pour toi.
Il sortit une enveloppe de sa poche de veste et me la tendit. Je la pris. Il se leva et quitta sans en rajouter. Curieux, je déchirai le cachet et je retirai le contenu. Il y avait un chèque et une autre enveloppe, plus petite. Le montant me jeta en bas de ma chaise.
2500$.
Adressé à Étienne Légaré. Pour service rendu.
Il aurait pu trouver une formule plus précise. Cet argent allait régler mes problèmes immédiats; payer mes contraventions, mes plaques, le loyer et l’épicerie jusqu’à ce que je me retrouve enfin une job. Quel service rendu!?
Il aurait dû écrire : pour redresser une vie de perdant de compétition.
J’ouvris l’autre petite enveloppe, encore plus intrigué. En dedans, un petit mot écrit de la main de mon père :
Étienne, mon fils,
On dit qu’on ne frappe jamais les gens par terre. Des fois, on n’a pas le choix. L’important c’est de les aider à se relever. Ta mère m’a tordu le bras pour que je te sorte de la merde. Voici l’argent, mais ne va pas croire que tu vas partir avec mon cash sans me rembourser un peu.
Sache que c’est déjà fait, car si tu lis ceci, c’est que je me suis repayé un peu. De ta tête. Tu es vraiment assez poisson pour croire n’importe quelle histoire d’enfant illégitime.
Bonne journée mon fils seul et unique.
Ton père
Je bondis pour regarder par la fenêtre, mais il était déjà parti, affichant, je l’imagine très bien, le sourire le plus fendants de tous les temps.
Le sale.
À suivre…
Illustration par Grégoire Mabit
Le sixième épisode est ICI.