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L’économiste devenu chasseur de trésors

Habent sua fata libelli: Tout livre a son destin.

Par
Jean Bourbeau
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« Vaut mieux se perdre dans sa passion que de perdre sa passion », ricane Jean Daoust en me tendant comme si de rien n’était une copie originale du Refus global. La 58e des 400 premières impressions. Incroyable. Jamais je n’aurais cru en avoir une sous mes yeux, encore moins pouvoir la feuilleter, sans gants, dans un condo de la Rive-Sud.

Mon hôte me confie qu’il a toujours été habité d’un grand intérêt pour l’exploration de nouveaux horizons. La géographie comme les livres répondent à ses envies d’ailleurs. À la suite d’un baccalauréat en économie, il voyage au Mexique, où il prend conscience de l’importance de l’agriculture dans les pays en voie de développement. Il revient à Montréal et entame une maîtrise en agroéconomie à McGill.

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S’ensuit une longue carrière en développement international destinée à aider les régions du globe habitées par la précarité. Écouter les cultivateurs et cultivatrices et trouver des idées pour améliorer les récoltes.

Entre 1985 et 2007, ses missions à l’étranger l’envoient dans une cinquantaine de pays.

Il se souvient d’une Amérique latine accueillante et d’une Afrique subsaharienne pleine de mystère et de mysticisme. « Des voyages de brousse, le long du fleuve Niger. En Côte d’Ivoire, le chef d’un village avait tué une panthère meurtrière. Des histoires de sorcellerie. La chance exceptionnelle que j’avais d’être aussi près du monde », mentionne-t-il avec un soupçon de nostalgie.

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Vers la fin des années 90, Jean s’intéresse de plus en plus aux livres d’art et entame une petite collection.

Dans une boutique d’occasion, il tombe face à face avec deux tableaux signés K. « Je ne savais pas c’était quoi, ni leurs valeurs, mais je savais que c’était grandiose, dit-il en retirant ses lunettes. J’ai fait mes recherches, découvert une minuscule annotation au dos, écrite à la mine en cyrillique. C’étaient des Dmitry Krasnopevtsev. J’ai fini par les vendre à un encan européen pour un très bon prix. Toute acquisition est d’abord un coup de foudre. »

L’économiste sentait néanmoins qu’il avait besoin d’un mentor. C’est ce qui l’amène à cogner à l’improviste à la porte de Guido Molinari, figure emblématique de l’avant-garde picturale des années 60 au Québec. « Chaque jour, j’allais chez lui et on regardait des tableaux. Il partageait ses connaissances avec tellement de générosité. Il était professeur à Concordia et avait la fibre pour transmettre sa passion. C’est grâce à lui que je peux me targuer, aujourd’hui, de comprendre l’art. »

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En 1999, Jean Daoust fonde DACART Livres rares et manuscrits, sa petite entreprise de vente. Il continue en parallèle ses missions et profite de chacun de ses congés pour s’adonner à la recherche de pépites littéraires.

« Si tu travailles dans ta passion, tu ne vas jamais travailler un jour dans ta vie. J’adorais vraiment mon métier. Les cultures, les rencontres. Mais je gagnais ma vie en écrivant des rapports. Je ne sais pas combien de milliers de pages j’ai pu rédiger. Un bon jour, j’étais pu capable. Il me fallait une nouvelle aventure. » C’est ainsi qu’il entame sa deuxième carrière, cette fois, plus sédentaire.

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Le libraire estime en effet que Montréal est riche d’un fantastique terroir artistique. La métropole est encore, selon lui, le centre de l’art au Canada. « Montréal est une source infinie de trouvailles exceptionnelles, précise-t-il. Il s’agit seulement de les trouver. Il y a des bibliothèques fabuleuses, mais aux décès des collectionneurs, leurs enfants ne veulent rien savoir. Être libraire ou même antiquaire, c’est sauver du patrimoine. Donner une vie à ce qui se retrouverait à tort aux poubelles. »

Jean m’avoue en toute humilité qu’il se situe dans le créneau d’exceptions. Les œuvres hors du commun. « Sinon, tu dois avoir pignon sur rue. J’aime bien la liberté de travailler de chez moi », dit-il en regardant ses étagères débordantes.

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Si l’on peut imaginer la carrière de libraire de livres anciens comme une profession solitaire, il n’en est guère ainsi. Jean est sur le CA de la Confrérie de la librairie ancienne du Québec et également jusqu’à tout récemment, sur celui de l’Association de la librairie ancienne du Canada. Il participe aux foires de livres anciens, est fidèle à l’Allée des bouquinistes à l’entrée de la BAnQ. Bref, un membre actif au sein d’une communauté certes vieillissante, mais en santé.

Il est d’ailleurs souvent aidé par son ami et assistant Guy de Grosbois, et juge la collaboration avec ses pairs centrale à sa pratique.

Jean m’apprend que les libraires de livres anciens, sans être regroupés au sein d’un ordre professionnel, sont régis par un code de déontologie leur interdisant par exemple d’offrir des prix dérisoires, de publier de faux documents, de vendre des œuvres volées, etc.

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« Je ne négocie pas vraiment. Il ne faut jamais marchander. Tu dois défendre ton prix », admet celui qui fonctionne surtout au bouche-à-oreille.

« Il y aura des bons coups comme des mauvais coups, souligne-t-il. Ben oui, tu te fais striker des fois. Tu mets 10 000 $ sur un Riopelle et il s’agit d’un faux. Dans les encans, j’ai toujours la voix de Molinari qui me guide. Tu vois du monde se faire tromper. Il faut être prudent et savoir écouter son intuition. »

Un grain de folie se retrouve chez tout collectionneur. « Il faut que tu sois prêt à tout vendre pour un seul morceau », dit-il sans sourire.

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Mais il faut savoir où mettre son argent. « L’essence du collectionneur, c’est acheter et accumuler. Si tu veux être un marchand, il faut être capable de sauter la clôture de l’émotion. Le moment clé, c’est lorsqu’on réussit à se départir du joyau de sa collection. »

Jean m’avoue avoir vendu un vase dans les quatre chiffres et le regretter chaque fois qu’il regarde là où il reposait dans son bureau. « C’était l’œuvre d’un grand sculpteur catalan qui n’avait qu’une seule main », raconte-t-il avec une amertume peu cachée.

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Chaque item à l’intérieur de son condominium vient donc avec une histoire. Rien d’anormal que l’accroche de sa boutique soit « Tout livre a son destin ».

Je suis assis sur la chaise de ses grands-parents. Derrière moi se trouve un bol en argent américain ayant appartenu à un ancien maire de Québec. Le tapis central, d’origine indienne, est un don d’une grande céramiste. Il pointe le crucifix de l’architecte Ernest Cormier, un totem en bois tropical à l’origine inconnue.

Un immense coq en bronze pose fièrement dans un coin du salon. Pour celui-ci, l’histoire est un peu plus longue.

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Le sculpteur italien Luciano Minguzzi fut d’abord engagé par le Vatican pour la restauration d’une œuvre de Rodin. Il se lie d’amitié avec Roberto Calvi, dit « le banquier de Dieu », un franc-maçon alors affairé aux finances pontificales.

En 1967, le Dôme de Milan est rénové pour accueillir une boutique destinée aux touristes et deux colonnes sont retirées de sa structure. Calvi avait le bras long. Par pure coïncidence, les têtes de colonne se retrouvent dans le studio de Minguzzi. Il en utilise une pour en faire un socle majestueux, coincé de marbre blanc, où il y pose un grand coq de bronze.

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En 1975, il offre la sculpture à Calvi avant que celui-ci ne s’enlise dans un scandale de corruption impliquant le Saint-Siège à la mafia. Il est retrouvé pendu sous un pont de Londres. Selon l’avis de plusieurs, un assassinat camouflé.

La famille du défunt fuit aux Bahamas, puis s’établit à Montréal à l’invitation, paraîtrait-il, de familles italiennes bien connues. Son fils vend le bronze à un particulier, qui le propose ensuite à Jean, maintenant propriétaire et personnage de l’histoire du gallo de Minguzzi depuis une vingtaine d’années. Le destin en fait ainsi.

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Le Québec demeure malgré tout un petit marché pour le livre d’exception. Il n’y a pas une clientèle très vaste, mais celle-ci se compose toutefois de vrais passionnés. Un monde surtout peuplé d’hommes.

Jean vend grâce à son réseau de contacts, mais aussi à travers Abebooks, les foires, les institutions, les encans. À l’international, il fait surtout affaire avec la France, l’Allemagne et les États-Unis.

Mais qu’est-ce qu’un livre rare? « Les critères sont nombreux. La grandeur de son auteur ou de son autrice, la présence d’ex-libris, de reliures, d’illustrations, de restaurations, de signatures, le nombre de copies en institution et en circulation privée, a-t-il déjà été en vente sur le web?, si oui, à quel prix, les résultats des enchères précédentes », énumère Jean.

Il faut de la flexibilité et des connaissances. Utiliser toutes les sources disponibles pour collecter les traces de son passage dans le temps.

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La table est remplie de documents à mes yeux inestimables : des livres mis à l’index, d’autres sauvés d’autodafés, des récits de voyage au Nouveau Monde. Un livre de textes bibliques de la bibliothèque du Vatican écrit en chaldéen, hébreux, latin et assyrien daté de 1578.

Un recueil de différentes publications ayant probablement appartenu à Louis-Hippolyte La Fontaine. Des requêtes amérindiennes manuscrites écrites par des notaires. Cinq boîtes d’archives personnelles d’Édouard Montpetit. Des ouvrages des poétesses féministes Natalie Barney et Renée Vivien.

Jean sort ensuite ses cartables felquistes. Mes yeux s’écarquillent. Des lettres de Pierre Vallières alors qu’il était emprisonné, des communiqués de presse signés par les révolutionnaires, des discours de radio, des flyers, une photo de la cache où était séquestré le ministre Laporte, une affiche de la cellule Chenier, même le manifeste du Front dans une condition exceptionnelle. « Je crois que j’ai la plus grande collection privée de documents felquistes au monde », lance-t-il avec candeur.

« Hallucinant », s’échappe de ma bouche.

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Jean m’informe que certaines de ses ventes ne sont jamais touchées, d’autres sont lues, tout simplement.

« Les collections privées, c’est le marché des enthousiastes, ajoute-t-il. Les institutions achètent, mais en règle générale, ça meurt là. C’est plus l’fun de trouver la bonne personne. Je me rappelle avoir vendu une magnifique copie signée de la Flore laurentienne de Marie-Victorin à un milliardaire. Un bonbon de plus dans sa collection. J’étais ben déçu. Mais plus tard, j’ai mis la main sur une rarissime pellicule du court-métrage L’homme qui plantait des arbres. L’acheteur était un jeune homme tellement heureux. Avec lui, j’ai rempli ma mission de dealer. »

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Jean ne compte pas prendre sa retraite sous peu. Loin de là. « Je n’ai pas de boss, dit-il en haussant les épaules. Je peux vivre de ma passion et être excité pratiquement tous les jours. J’ai acheté récemment une photo d’Anatoly Karpov, un grand joueur d’échecs russe. Et je me surprends à regarder un match télévisé de 1971. Chaque jour apporte son petit moment de fascination. Tu peux voir des libraires octogénaires incapables de décrocher. »

Jean prévoit des voyages futurs à Paris, la Mecque des livres, mais aussi en Espagne, à Berlin, Istanbul, New York. Le travail ne manquera pas.

La table déborde toujours d’ouvrages empilés les uns sur les autres. De grandes photos de stations balnéaires ukrainiennes à l’époque soviétique, des photocopies d’un ancien livre issu de la bibliothèque personnelle de Napoléon, des reproductions aussi anciennes que merveilleuses d’un voyage en terre inuite.

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« Extraordinaire », murmure-t-il une dernière fois en fermant délicatement le livre aux reliures fragiles.

Même pour ce grand globe-trotter, l’horizon infini des livres est un univers sans frontières à l’émerveillement.

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