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Diane, une druidesse d’Ottawa coiffée d’une longue tresse blanche, dépose ses mains sur le granit en guise de salutation. « L’énergie aujourd’hui est très spéciale », confie-t-elle à l’aube de sa troisième éclipse solaire.
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Bien que je ne sois pas particulièrement porté vers le côté spirituel ou astral des choses, j’ai ressenti un réel enthousiasme à l’approche de cet événement cosmique annonçant quelques secondes d’obscurité en plein après-midi. Une perturbation surgissant dans la paisible routine de l’infini, renversant l’ordre établi. Impossible de ne pas y voir un peu de poésie.
Pour beaucoup d’entre nous, cette expérience est à la fois une première, et une dernière fois. C’est pourquoi il fallait trouver un endroit singulier pour y assister.
Quand j’ai appris qu’un événement new age se préparait au Cercle de Pierres de Stanstead, un petit village au sud du Québec situé au cœur de la fameuse bande de totalité, j’ai su que c’était l’endroit où je devais me rendre.
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En effet, ce mini Stonehenge me semblait être l’endroit tout indiqué. Après tout, les éclipses ont toujours été entourées d’une aura mystique.
Leur capacité à plonger le monde dans la noirceur a donné lieu à de nombreuses interprétations religieuses, mythologiques et culturelles. Les anciennes civilisations les ont souvent perçues comme des symboles de chaos et de colère divine, annonciateurs de la fin du monde. Seuls certains peuples polynésiens en avaient une vision plus nuancée, croyant que la Lune et le Soleil abandonnaient leurs fonctions respectives un bref instant pour faire l’amour.
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« À matin, on manque de bras ! », s’exclame à bout de souffle la pauvre caissière du Tim Hortons d’Ange Gardien. Le présentoir déjà dépourvu de ses meilleurs choix laisse présager que la caravane sèmera la désolation tout au long de la 10.
À un jet de pierre des frontières menant vers le Vermont, le site est très paisible lorsque je me stationne au sein de ce village de 2500 âmes, niché au cœur des Appalaches et renommé pour son granit.
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Construit lors de l’équinoxe d’automne en 2009, le cercle se situe sur le 45e parallèle, une position géographique singulière, à mi-chemin entre le pôle Nord et l’équateur. Selon Kim, sa fondatrice qui nous accueille avec des rafraîchissements, il incarne avant tout un point d’équilibre symbolique et un idéal de paix mondiale.
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Rien d’étonnant qu’un fumet d’herbe semble s’être emparé du cercle, et ce, bien avant mon arrivée. Le ballet céleste peut être appréhendé de différentes manières. D’un point de vue scientifique, l’éclipse représente un phénomène astronomique à la fois fascinant et complexe. Parfait pour les stoners.
D’un point de vue plus spirituel, elle peut être une source d’inspiration et d’émerveillement, nous invitant à réfléchir à la nature et à notre place dans le cosmos. Parfait pour les stoners.
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Ses mystères ont mis fin à des guerres, terrifié des nations entières et même sauvé Tintin. Aujourd’hui, les éclipses ont le pouvoir de remplir les hôtels des Cantons-de-l’Est. Le Cercle de Pierres de Stanstead attire en effet des visiteurs venant aussi bien du Québec que des Américains en provenance du Connecticut, du New Jersey ou encore du Michigan, comme en attestent les plaques dans le stationnement.
Eric, originaire du New Hampshire, arbore une chemise médiévale et un pendentif en forme de dragon. Il est venu ici dans l’espoir de repartir avec une photo mémorable et attend l’arrivée de ses amis qui viennent en avion depuis le lointain Colorado.
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En faisant un tour sur moi-même, je suis tout de même dubitatif. Les gens partagent des bagels à la truite fumée tandis qu’un petit beagle court dans la neige. Il y a même des Français avec des Jordans qui parlent trop fort. Mais où sont les dreads, les sarouels et les dealers de ket? On vend des biscuits à l’avoine plutôt que des bongs de salvia.
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Albert, un dentiste à la retraite de Sorel avec qui je chill, m’apprend que l’origine du mot éclipse vient du latin eclipsis, issu du grec ancien ékleipsis, dérivé d’« abandonner ». « Les anciens croyaient que, lors des éclipses, les astres tombaient », ajoute-t-il en sortant ses lunettes solaires de leur emballage.
Le ciel reste d’un bleu immaculé à mesure que le cercle se remplit.
Kim grimpe sur un escabeau pour nous rappeler que « l’éclipse est là pour nous permettre de laisser aller les choses auxquelles nous ne voulons plus être attachés », nous encourageant justement à abandonner les dépendances qui nous tiennent et à profiter de son pouvoir pour favoriser notre croissance personnelle.
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Mais peu à peu, la petite magie hippie prend le dessus sur les lève-tôt vêtus de goretex qui sirotent leur thé dans des thermos. Des cristaux et des géodes sont installés. Des peaux d’ours et de chevreuils, agrémentées de crânes, sont disposées au centre du cercle.
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Un chasseur-trappeur allume un feu par friction, tandis qu’un homme revêtu d’un hoodie aux couleurs de la Voie lactée souffle dans son didgeridoo, accompagné par un ensemble de tambours. Il y a un peu de tout : des bohèmes, des curieux, des enfants, des jackets de moto et des ponchos.
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Plusieurs marchent pieds nus dans la neige, cherchant à mieux embrasser les éléments et à connecter avec la nature. Myriam, d’une gentillesse démesurée, partage avec moi sa conviction selon laquelle l’éclipse est avant tout un phénomène intérieur.
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Le maire de Stanstead se tient à l’écart et serre la main des familles et des photographes, adoptant une attitude moins orientée vers l’éveil ésotérique. Parmi eux, l’aventurier Frédéric Hore, équipé d’un filtre solaire au bout de son bazooka 1000mm, effectue ses derniers ajustements.
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On prépare lunettes, boîtes de céréales et casques de soudeur, le spectacle va commencer.
Pas de techno tribale ou d’ambient islandais, juste un homme assis au sol qui joue de l’harmonium (l’instrument, pas le groupe), avec une peau de loup autour du cou, faisant la promotion du Kundalini, une tradition spirituelle hindoue.
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Les feux sacrés aux extrémités cardinales sont allumés, tandis que celui du centre est réservé aux cocottes de la gratitude et à d’autres objets destinés à être brûlés pour symboliser le renouveau tant attendu.
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N’oublions pas que le tout est orchestré dans l’espoir de promouvoir la paix dans le monde. L’ambiance, bien que clairement hippie, est joviale, plutôt inspirée par un fond de catéchisme que par une vision délirante sous l’influence d’une triple dose d’acide en attendant l’arrivée des extraterrestres.
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Loin de la rationalité savante de l’observatoire du Mont-Mégantic et de l’effervescence festive du parc Jean-Drapeau, nous sommes plongés dans un rituel plus proche d’un paganisme forestier, mêlant croyances autochtones, hindoues et néo-primitives. On brûle de la sauge, jette du tabac au feu les yeux fermés, récite des prières, pratique des danses collectives et des exercices de respiration, le tout ponctué de « Ganesha Sharanam », une invocation sanskrite à une divinité inconnue.
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Contempler l’ombre grandissante envahir le soleil est une vue magnifique, mais c’est seulement lorsque les lunettes tombent et que l’on aperçoit le fameux diamant à l’œil nu que le choc s’impose.
Les rideaux se lèvent sur trois minutes et trente secondes de pur spectacle, ponctuées par quelques cris et applaudissements confus face à la beauté de la scène. Le tout est suivi d’une période de recueillement et de longs câlins pour combattre le refroidissement soudain.
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Pour ma part, dès que j’ai retiré les lunettes et dirigé mon regard vers là-haut, je me suis senti minuscule et profondément seul, comme plongé dans une scène de Melancholia de Lars von Trier. Après avoir sacré de stupeur, je suis resté là, les bras ballants, regardant, la bouche entrouverte, cette boule noire avant de réaliser que je devais me remettre au boulot. Pour la photographie, cette lumière est sans précédent.
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L’après-midi est revenu comme s’il n’était jamais vraiment parti, mais les habitants du cercle, eux, semblent à peine bouger. Eric pleure en regardant l’écran de son appareil.
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Les émotions redescendent et les gens ramassent lentement leurs couvertures aux motifs psychédéliques et leurs chaises de plage. C’est la fin. On se dit à la prochaine éclipse, sourire en coin.
Aucune paranoïa apocalyptique ni de premier-né sacrifié pour apaiser les dieux. Pas de nudité ni de mutilation, juste quelques centaines de personnes réunies autour d’un cercle de pierres, en communion devant un spectacle indicible qui nous rappelle l’absurdité de notre place dans l’immensité.
Chacun se souviendra du 8 avril 2024 pour toujours.