« Je l’entendais, que ça brisait des familles. Ben, ça les brise pour vrai et je pense pas un jour être en paix avec ça. »
Si la majorité du monde conserve un souvenir amer de la pandémie, Caroline* doit en plus composer avec la perte d’un être cher; sa sœur jumelle, avec qui elle a toujours eu une relation fusionnelle.
Mais ça, c’était avant les premières règles sanitaires et que sa soeur se fasse un chum tenant un discours complotiste.
C’est à Noël, lorsque les « petits rassemblements » ont été permis, que les choses ont irrémédiablement dérapé. « Un de ses garçons n’était pas vacciné et je lui ai demandé de se masquer. Elle a tilté et a publié une photo de son fils sur Facebook en expliquant qu’il était ostracisé par sa propre famille. J’ai tenté plusieurs rapprochements depuis, mais il n’y a pas d’ouverture », se désole Caroline, qui a fait un an de thérapie pour essayer de surmonter cette rupture et le sentiment de culpabilité qui la ronge encore.
« C’est un deuil à jamais et ça ne me plaît pas du tout », confie-t-elle.
Des histoires comme celle-là, j’ai l’impression que chaque famille en a vécu. Peut-être pas de manière aussi permanente, mais combien de relations ont été amochées par le choc des idées sur une situation aussi anxiogène? Les débats entourant les restrictions, les vaccins, les couvre-feux ou le port du masque ont laissé des séquelles encore palpables dans nos entourages.
La preuve, je n’ai eu aucun mal à récolter des témoignages de gens dont les familles ont été brisées par le virus.
Bon, c’est pas toujours aussi tragique que ça l’a été pour Caroline, mais j’ai moi-même vu des membres de ma famille élargie se radicaliser, « faire leurs propres recherches » et couper les ponts avec des proches.
J’ai vu à quel point la polarisation des croyances peut mener à un langage de sourd laissant de profondes cicatrices sur des relations.
Cinq ans plus tard, les divisions sont toujours présentes, exacerbées par l’élection de Donald Trump, qui semble offrir un nouveau refuge aux mêmes personnes qui s’opposaient dans un passé pas si lointain aux règles sanitaires et aux méchants « merdias » contrôlés par Trudeau et des pédosatanistes.
La filière complotiste
« Famille déchirée pendant la COVID… et maintenant, “grâce à” Trump », m’écrit justement Sophie, suite à l’appel aux témoignages que j’ai lancé sur les réseaux sociaux.
Dans la famille de Sophie, le lien entre les croyances antivax et le trumpisme ne pourrait être plus concret : deux de ses frères se sont radicalisés durant la pandémie. Deux hommes pourtant très instruits, avec des carrières, qui se sont enlisés dans ce qu’elle désigne comme la « filière complotiste ».
Rien ne laissait présager un tel revirement. Sophie est la cadette d’une famille de quatre enfants, avec un écart d’âge important. « On s’est toujours bien entendus, et en plus, j’avais une fascination pour eux (deux frères et une sœur aînés) », raconte-t-elle.
Toutefois, c’est en vieillissant et en développant son propre esprit critique que Sophie remarque que ses frères ont des opinions très ancrées et laissent peu de place au débat.
« Le fossé s’est creusé graduellement, mais ça s’est corsé durant la pandémie », se souvient la cadette.
La pandémie, mais aussi le port du masque et les restrictions sanitaires qui brimaient leurs libertés individuelles, enchaîne Sophie, qui exerçait des pressions pour maintenir une distanciation avec leurs parents très âgés. « À partir du moment où nos comportements quotidiens ont été modifiés, mes frères se sont braqués. Les confrontations tournaient autour de la gestion de nos parents. »
En tentant de raisonner ses frères, Sophie a fini par devenir leur défouloir. À l’un d’eux en particulier. « Il me disait : “t’es qui, toi, pour me dire comment agir?” Il remettait aussi en question la crédibilité de la science, du gouvernement Legault, d’Arruda ou du docteur Vadeboncoeur. Pour lui, les gens malades étaient faibles et il n’était pas loin de parler de sélection naturelle… »
Comme leurs parents se sont retrouvés coincés entre l’arbre et l’écorce, Sophie n’a pas eu le choix de mettre de l’eau dans son vin. Jusqu’au jour où la famille s’est déchirée au sujet du vaccin. « Ma mère m’avait demandé pourquoi j’étais vaccinée. J’avais répondu : “parce que je ne suis pas débile”, devant mon frère. Ça manquait de tact, mais j’étais tannée. Ça a mis le feu aux poudres », admet Sophie, qui s’est fait accuser d’avoir mis ses parents en danger en les incitant à se faire vacciner. « C’était ma faute s’ils étaient malades. Aujourd’hui, c’est jamais revenu comme avant et ça glisse vers le trumpisme. Mes frères et moi, on communique juste par Messenger pour nos parents », déplore-t-elle.
Sophie vit un deuil et doit se résoudre à accepter que des membres aussi proches de son clan soient sortis de sa vie.
« J’appréhende beaucoup le moment où mes parents vont partir, parce que la succession va être compliquée. »
Cette résidente de la Rive-Sud de Montréal voit d’un très mauvais œil l’élection de Donald Trump, qui se targue d’avoir échappé à la justice. « Quand des modèles comme ça existent, des gens comme mes frères se sentent légitimés d’avoir des discours débiles. »
Un lourd silence latent
Julie a perdu ses meilleurs amis lorsque ses cousins (et même leur père) sont devenus antivax, puis pro-Trump.
« Quand j’étais célibataire, je passais mes fins de semaine avec eux. Je connais tous leurs amis et je suis proche de leurs enfants. Nos parents étaient toujours ensemble », souligne Julie. Les premières prises de bec avec ses cousins concernaient le vaccin et le couvre-feu. « Ils ont commencé à consommer des vidéos de complotistes comme Steeve “L’Artiss” Charland et à nous les partager dans notre groupe Facebook de famille. »
Croulant sous les vidéos expliquant que le gouvernement nous ment, etc., la famille tente de composer avec le malaise, mais une cousine finit par quitter le groupe. Julie demande alors à ses cousins de garder un ton bon enfant dans le groupe, mais il était déjà trop tard. « Ils se sont radicalisés. Sur leur propre page Facebook, ils se pognaient avec leurs amis. C’est pourtant pas des caves et ça m’a vraiment fait de la peine », admet Julie, encore échaudée.
Aujourd’hui, les cousins s’affichent ouvertement comme étant pro-Trump et pestent contre les « merdias ».
Si Julie les fréquente encore à l’occasion, quelque chose s’est irrémédiablement brisé dans leur relation. « Quand on se voit, on ne parle pas de ça, mais il y a toujours un lourd silence latent. C’est difficile de ne pas parler de politique présentement en plus. C’est triste, parce qu’ils ont toujours été là pour moi et je suis persuadée qu’ils seraient encore là s’il m’arrivait quelque chose », soupire Julie, dont la tante souffre aussi des croyances radicales de son mari, soit le père de ses cousins. « Ils baignent tous dans la désinformation, les amalgames boiteux et les vidéos de gens fâchés dans leur char. Ils sont convaincus que c’est nous qui sommes dans le champ. »
Une fausse bonne idée
Au départ, Mélissa était persuadée d’avoir eu une idée de génie.
Après coup, elle se dit que c’est plutôt une bulle au cerveau qui l’a convaincue, en 2018, de s’établir dans une maison bigénération avec plusieurs membres de sa famille.
La maisonnée était composée de son chum et ses deux enfants, son jeune frère, son beau-frère et ses parents. Ah, et Mélissa était alors enceinte de son premier enfant (elle en a deux aujourd’hui). Tout ce beau monde devait cohabiter dans une coquette maison sur le bord d’une rivière dans Lanaudière. « On avait chacun notre espace et je rêvais de ça, la vie de commune. Ça a super bien commencé, c’était l’fun, j’avais de l’aide avec mon fils après sa naissance », se remémore Mélissa qui a vite déchanté avec l’arrivée de la pandémie.
Mais contrairement aux autres cas rapportés dans cet article, ce ne sont pas des valeurs aux antipodes qui sont en cause ici, mais plutôt le fait de s’être retrouvé en confinement aussi vite. « J’étais partie de la maison à 19 ans et en revenant avec ma famille 24/7, les mauvais plis sont vite revenus », souligne Mélissa, citant les enjeux d’anxiété extrême de sa mère et son beau-frère qui se plaignait de ne pouvoir aller chez sa blonde.
« Sans la pandémie, on aurait eu le temps de s’adapter à nos rythmes. La pandémie a forcé tout le monde à être pris ensemble », résume Mélissa, qui a finalement déménagé en 2021, après la naissance de sa fille.
Après son départ, Mélissa a mis du temps avant de reprendre contact avec sa famille. Une chose qu’elle n’aurait jamais cru possible. « On était tricoté-serré, on faisait des voyages de chasse et pêche sans d’électricité ni eau courante et ça marchait bien », se désole Mélissa.
Celle-ci n’est cependant jamais revenue là-dessus avec ses parents, préférant plutôt se confier à une thérapeute. « Ça m’a fait réaliser beaucoup de choses sur mes parents. Aujourd’hui, c’est plus des grands-parents qu’autre chose à mes yeux », résume Mélissa, avec regrets.
Une vie d’amitié à l’eau
« Ce n’est pas ma famille, mais mon ami d’enfance, si jamais! », m’a écrit Laurent, saisissant ma bouteille à la mer virtuelle.
C’est le seul qui m’autorise à utiliser son vrai nom. Parce qu’il dit n’avoir rien à cacher, mais surtout parce que son meilleur ami se tient désormais dans des chambres d’écho à des années-lumière d’URBANIA.
Malgré tout, cette rupture amicale demeure difficile à avaler pour Laurent.
« On s’est connus à la garderie et la fracture s’est faite au début de la COVID », souligne le Montréalais.
Le chemin classique. L’ami est devenu sceptique d’un paquet d’affaires en lien avec la pandémie (vaccin, l’existence même du virus, etc.) au point de creuser un fossé de plus en plus difficile à enjamber. « C’est sûr que dans la vie, je ne veux pas juste me tenir avec des gens qui pensent pareil comme moi, mais c’est difficile quand les valeurs sont à ce point différentes », regrette Laurent, qui conserve un lien amical, mais superficiel. « C’est maintenant juste un gars avec qui je vais prendre une bière, une fois de temps en temps. Je trouve ça triste, mais c’est vraiment difficile d’essayer de le raisonner. C’est plus devenu une question d’émotions que d’arguments », laisse-t-il tomber.
Laurent ne sait pas s’il va un jour retrouver son ami. « Mais si c’est le cas, c’est à lui de faire le move pour changer ses idées. »
Banale, mais triste
Pour conclure ce reportage un peu affligeant, on ne peut que se désoler de voir des gens autrefois unis se déchirer pour des idées qui nous dépassent ou ne nous concernent pas directement.
Triste que Caroline n’ait toujours aucune nouvelle de sa sœur jumelle même si cette dernière ne fréquente plus son chum complotiste. « Je pensais que ça la ramènerait. Je sais que mon histoire est banale et qu’elle est arrivée à plein de monde, mais c’est ma sœur jumelle. J’ai jamais été séparée d’elle. »
En fait, la sœur de Caroline a dicté les conditions qui lui feraient accepter une réunion.
Une discussion qui aurait lieu chez elle et où Caroline devra se contenter d’écouter. « Je proposais une rencontre en terrain neutre. Elle a refusé parce que je ne remplissais pas toutes ses conditions. Elle a tellement de colère parce qu’elle ne se sent pas respectée dans ses croyances », constate Caroline.
Caresse-t-elle l’espoir de retrouver un jour sa jumelle? Bonne question. Une question que Caroline s’est posée au moins 1000 fois. « C’est épouvantable, mais j’ai l’impression que c’est irréversible. Du moins jusqu’au jour où je vais recevoir un appel d’un de mes neveux disant : “maman est à l’hôpital…” »
*Tous les prénoms ont été changés.
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