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Je marche devant le bar Taboo. Nico, mon ancien voisin d’en dessous, y dansait les jeudis vendredis. Un jeune, mon âge, né avec pas grand-chose autre qu’un corps sculpté au couteau. En échange de cigarettes, il me racontait ses aventures pas possibles. Des histoires de bagarres et de matins où il volait ses clients qui l’aimaient trop. Le reste du temps, il se gelait ben comme faut, débarquait chez nous avec un œil au beurre noir ou une nouvelle conquête, souvent des filles plus poquées que lui qu’il promettait sauver.
Quand il est entré en dedans pour un fuck up impliquant un couteau dans le métro, sa sœur est venue cogner à ma porte pour que je l’aide à vendre ses biens afin de régler les loyers non payés qu’il avait accumulés. Notre propriétaire en avait assez. Nico n’avait pourtant rien de valeur; son matelas n’avait même pas de drap. C’est moi qui ai fini par crisser ses affaires au chemin. Un gros tas de scrap que même les ramasseux du coin ont préféré bouder.
Sainte-Catherine Est entre les stations Berri-UQAM et Papineau, un Village long d’un kilomètre qui, pour plusieurs, prend la forme de cul-de-sac même s’il est ouvert de chaque côté.
Un quartier que je connais bien, que j’ai aimé.
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J’ai croisé Nico un an plus tard. Il travaillait sans salaire dans un club du Village en échange d’un lit dans le locker du concierge. La dernière fois que je l’ai vu, il ne m’a pas reconnu.
Aujourd’hui, le club est couvert de tags et d’affiches à louer. L’état de délabrement du Village a beaucoup fait jaser, dernièrement. En le traversant, il est vrai qu’il a déjà eu meilleure mine, quoique je ne l’ai pas connu à un temps nettement plus joyeux. Mes années dans le quartier n’étaient pas aussi roses que les boules qui pendaient sur la strip. J’ai appelé la police pour des surdoses. Des seringues et de la merde, il y en avait. De la maladie mentale aussi.
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En marge de la communauté 2SLGBTQ+ qu’elle chérit, le Village est ce tronçon du centre-ville où la pauvreté se cache moins bien qu’ailleurs. Aref Salem, chef de l’opposition officielle à l’hôtel de ville, s’indigne qu’il soit « devenu un lieu de désolation que beaucoup, beaucoup essaient de fuir ».
Si certaines scènes font regarder le trottoir, ce n’est pas pour autant une zone de guerre. Le quartier demeure animé par les karaokés et les restaurants incertains, les jeunes familles et les couples accompagnés de petits chiens. Tous ses sourires n’ont pas encore déménagé.
Mais il est vrai que le quartier abrite une population souveraine qui n’a que faire des querelles politiques entre le municipal, le provincial et le fédéral sur la responsabilité du laisser-aller. Les personnages colorés y ont toujours été légion. Des danseurs sans musique, des vagabonds chapeau haut de forme et autres barbus sur triporteurs aux doigts remplis de bagues. Une douce folie soudée par les clopes et les cochonneries qui se distribuent main à main dans les vieux effluves du Faubourg à M’lasse.
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Le segment de Berri jusqu’à Saint-André, mis en lumière par la fermeture du Archambault, est central pour le commerce de la roche depuis des décennies. La Zone, la Dalle; ses surnoms changent au fil des années. Mais en ce moment, il inquiète.
Le grand libraire a blâmé la « mixité sociale » et la « détérioration croissante du tissu urbain », plutôt que le commerce en ligne ou une offre en magasin déficiente et peu compétitive depuis des années. Le mendiant a le dos large.
Si la fermeture du Archambault, tout juste avant son centenaire, vient toucher une corde sensible chez la classe moyenne, le quartier pleure davantage la chute du Tim Hortons au métro Beaudry. Son vrai centre communautaire, le cœur névralgique d’un monde informel. Les débordements étaient fréquents, l’équipe derrière le comptoir devait être à boutte. Je ne les blâme pas.
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Ce qui était autrefois un eldorado festif pour la communauté 2SLGBTQ+ ressemble davantage à un quartier peuplé de dépanneurs et de vitrines abandonnées. L’impuissance du communautaire y est endémique alors qu’on sent l’urgence dans ce cri du cœur écrit par l’organisme chargé de son rayonnement. Si j’avais le flair d’investisseur, j’hésiterais sûrement à miser sur cette portion de Sainte-Cath.
Pourtant, les nouveaux venus ne se gênent pas pour afficher leurs couleurs. Peu d’images symbolisent mieux l’époque qu’un homme débouchant une 10,1 devant un bar à vin nature. Quand je vois le minimalisme pastel du bistro Tendresse derrière une ado coiffée d’une calotte Playboy, les doigts gelés à balancer sa poussette, je me dis que bien minces sont les chances qu’elle y soit déjà entrée pour partager une entrée de pleurote.
Le métro Beaudry est un grand bistro nommé Détresse.
« Grindr a plus que remplacé les saunas, il a tué le Village », me lance René, un résident de longue date, en tirant sa cigarette super slim devant une boutique érotique. Sans oublier que les dernières générations queer ont monté la côte il y a longtemps.
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On parle beaucoup d’insécurité. Je suis conscient en écrivant ces lignes que je suis un homme et, si on m’arrête dans la rue, c’est pour des smokes, du feu ou du change, jamais pour autre chose, même dans le Village.
Mais en apprenant que les citoyens et citoyennes sont sans ressources devant les enjeux de cohabitation qui polarisent, une partie de moi ne peut s’empêcher d’y déceler une parcelle croissante d’intolérance urbaine.
Bien avant le uppercut pandémique, le Village cherchait son souffle. Il était à moitié vivant. Pas étonnant qu’il s’en sorte plus magané que Villeray.
Durant la lutte contre le virus invisible, nous n’avions pas à confronter le vrai visage de la place Émilie-Gamelin, jadis les Jardins Gamelin, maquillage estival à coups de palettes et de DJ sets.
Nous avons plutôt été cloîtrés sur nous-mêmes, réfugiés dans des cocons sociaux hermétiques et homogènes. Pendant que nous étions sur Zoom à manger du Uber Eats, la pauvreté, elle, ne s’est pas verni les ongles. Sortir de notre bulle et voir un monde éclopé fait maintenant grimacer.
Trois années de peur nous ont-elles changés?
C’est à se demander si notre regard collectif sur les exclus ne connaît pas une dérive accélérée vers la méfiance. À défaut de pouvoir mettre une grosse dose de Purell sur le monde de Nico, on le rejette.
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Je n’ai pas de solution miracle pour le Village, ne serait-ce qu’un peu d’humanité. Mais il y a un poids indéniable à côtoyer la réalité crue de son quotidien. L’équipe du Tim Hortons en sait quelque chose. Et puis j’ai fini par partir, moi aussi.
Le Village deviendra-t-il une tranchée embarrassante à l’ombre des cartes postales comme on en voit pousser dans les grandes villes américaines. Juste besoin de faire un crochet à Oshawa pour comprendre que nul lieu n’est pas à l’abri des ravages de la toxicomanie.
Qui sait ce que le futur lui réserve?
N’empêche, les bouteilles de bière n’ont pas fini de s’éclater sur le pavé de Sainte-Catherine Est, ni les cris de retentir dans sa nuit. Ne reste qu’à savoir si quelqu’un les écoutera.