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Le Trudeau show

Un 24 juin avec le chef du Parti libéral du Canada

Par
Jean-François Ruel
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Quand Justin Trudeau nous a offert de passer la Saint-Jean-Baptiste avec lui, on a tout de suite donné cette mission à Yes Mccan, des Dead Obies. On imaginait un compte-rendu d’échanges enflammés sur le franglais, le multiculturalisme et le hip-hop… On a plutôt eu droit à un cuisant récit en quatre actes. On ne s’attendait pas à ça. Et probablement que l’équipe de Justin non plus.

Acte 1

La vertu du catch, c’est d’être un spectacle excessif.

– Roland Barthes, Mythologies

Le soleil brillait sur la rue Saint-Denis, fermée à la circulation automobile cet après-midi-là entre les rues Boucher et Sherbrooke. L’air était calme. Quoiqu’encore jeune, le journaliste avait appris au fil des ans à se méfier de l’affect qu’avait son imagination sur une mémoire particulière; ce qui était pour lui une sensation de brûlure intense pouvait n’être en rétrospective qu’un picotement bénin, voire un sentiment de bien-être, et vice-versa. Ainsi, il ne pouvait se résoudre à savoir si la rue bondée était, au moment de son arrivée sur les lieux, harmonieusement silencieuse ou parfaitement assourdissante. Peut-être la vérité vacille-t-elle toujours entre deux mensonges.

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En tête de file, CB à la main, l’organisation s’assurait d’avoir tout le monde en poste avant de mettre les chars en marche. C’est que, pour l’occasion, la Société Saint-Jean-Baptiste avait conjuré tout le bestiaire des créatures fantastiques issues du lointain Passé québécois : golems de tous gabarits aux tricornes de feutrine et à la ceinture fléchée blanche et bleue; flottantes figures fantomatiques sourdant du sous-bois de l’imaginaire collectif; revenants d’autrefois mettant en scène à la fois la permanence des choses et leur vanité inhérente. À la droite du journaliste, en attente du signal de départ, une troupe de majorettes pratiquait une dernière fois ses acrobaties aériennes sur des airs de power pop FM. À sa gauche, une famille de Vietnamiens, emmitouflée dans l’épaisseur des couvertures de sauvetage malgré la chaleur de juin, s’accrochait à un char allégorique devenu bateau de fortune pour l’occasion : voiles en lambeaux sur lesquelles on avait peint les lettres “S.O.S.” et musique apocalyptique crachée en boucle par les enceintes géantes posées sur le pont. Le plus jeune brandissait une pancarte où on pouvait lire, en français : “Merci le Québec.”

De part et d’autre, des fourgonnettes noires aux vitres teintées roulaient lentement en sens inverse de la parade, flanquées ici et là de quelques agents Smith en veston-cravate, icônes complets avec l’index sur l’oreillette, veillant au bon déroulement de l’évènement. C’était à se demander ce qui faisait partie de la mise en scène et ce qui n’en était pas.

Non loin de là, en retrait de la scène, perché sur les balcons, évaché sur les perrons, certains touchant fébrilement de la pointe des pieds les trottoirs bordant la rue, on était venu observer le défilé de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal, une tradition vieille de plus de 150 ans. D’abord destiné à célébrer le solstice d’été, ensuite fait célébration religieuse, le défilé est officiellement devenu celui de la Fête nationale du Québec peu de temps après les évènements ayant bouleversé la parade de 1968 – année où une partie de la fronde nationaliste avait tenté de garnotter un Pierre Elliott Trudeau impassible, avant de se faire taper dessus, disperser et foutre en taule par la police montée puis démontée. Les jeux de billes à 15 cennes répandues sur le sol, la cavalerie les quatre fers en l’air.

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Trudeau serait nommé premier ministre du Canada le jour suivant, alors que les images de la veille traverseraient le pays comme jadis les chemins de fer de la Canadian Pacific, faisant de l’homme la figure antagoniste du mouvement souverainiste québécois pour les années à venir.

Le Destin (commandité en partie par le Gros bon sens) voudrait qu’il n’y ait pas de représentant du Parti libéral du Canada au défilé de la Saint-Jean-Baptiste, désormais défilé de la Fête nationale des Québécois, à compter de ce jour fatidique de 1968.

That is jusqu’aujourd’hui, le 24 juin 2015 – jour où le journaliste devrait parader au côté du nouveau chef du PLC, Justin Trudeau.

Acte 2

“[Au catch] le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit.”

– Roland Barthes, Mythologies

“Tu veux-tu un ti drapeau?”

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Un homme bedonnant âgé d’une soixante d’années tendit un fleurdelysé format miniature au journaliste, qu’il déclina poliment. L’homme devait en peddler depuis une bonne demi-heure, et il ne devait pas être le seul sur le corner, à en juger par les centaines de drapeaux agités autour, floc-a-floc-a-floc.

“Ah, O.K. Pas de trouble.”

Le journaliste eut à peine le temps de le voir se retourner que, déjà, le bonhomme était à distribuer le reste de son stash à d’autres preneurs. Cependant, quelque chose dans la voix du vieil homme le laissait perplexe. Était-ce de la déception? Une pointe de mépris?

Que faisait donc ici le journaliste, au milieu de cette parade blanche et bleue, parmi les chansons et la danse, les bons mots et les ceintures fléchées, les drapeaux des patriotes et les pancartes du PQ? Qui était-il? Au plus fort de la fête, quel enfant pourri refuse un cadeau?

Il fallait comprendre le peddler : les parades n’ont que faire de la modération. Leur essence étant puisée à même l’excès, elles ne pouvaient exister à l’extérieur de l’ostentation spectaculaire. Ici, ne pas s’afficher ne constituait pas un geste neutre, mais bien la démonstration d’une envie de cacher quelque chose. Et qu’avait à cacher le journaliste, ce jour-là? Pour dire vrai, lui-même n’en savait rien. Ou presque.

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D’aussi loin qu’il se souvienne, il en était à sa première participation à un défilé de telle envergure. Il n’était simplement pas homme à savourer les grands moments de foules. Bien sûr, il aimait l’”idée” de la fraternité, du rassemblement et de la célébration, mais il semblait y avoir quelque chose relevant de l’hypocrisie à célébrer son appartenance au sein d’une foule avec laquelle il ne frayait et ne frayerait finalement jamais; il semblait y avoir tellement d’assholes prêts à le couper dans le trafic, à le dépasser dans la file d’attente sous prétexte de ne pas l’avoir vu; tellement de jambons gavés de LCN et de Productions J, applaudissant le travail bien fait lorsqu’un flic tirait à bout portant sur un enfant gâté, sur un gratteux de guitare.

Il n’était pas un ermite. Il avait bien des amis, et il les gardait près de lui, mais il lui semblait que tous les moments vécus en Société – périodes d’élections, manifestations, défilés, instants où il importait de se départir du caractère unique de sa voix, afin de l’unir à la masse – étaient précisément ceux de son ostracisme. N’étaient-ils finalement qu’une poignée de fuck-up à vivre une expérience de la réalité si diamétralement opposée à celle du reste du monde?

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Bien entendu, il n’était pas seul : le journaliste faisait partie de cette génération ayant grandi avec un ordinateur connecté à internet. Son monde était fragmenté, ses interactions sociales ciblées. Il avait de la difficulté à faire Un; il n’avait jamais connu Un.

Aussi se méfiait-il de la foule et des grands rassemblements, particulièrement ceux où on enchaînait les slogans en chœur et où on agitait les drapeaux. Il préférait de loin la sécurité du doute à l’anxiété du consensus. Pour lui, chaque première page était un mensonge, chaque “nouvelle” une distraction, simple détournement de la Vérité au profit du Narrateur (“Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre[1].”).

En effet, le journaliste ne pouvait voir dans l’autorité et le pouvoir autre chose que les instruments de sa propre oppression : issu d’une famille ouvrière travaillant la nuit pour se payer le jour, il avait vu ses parents (comme ils avaient probablement vu les leurs) marcher sans protester dans le droit chemin, avant de réaliser que le droit chemin débouchait sur un cul-de-sac. Il était trop tard pour backer off. La vie ne nous avait juste pas fait de cadeaux.

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On était fucked : le monde était un vaste complot, un match de lutte arrangé.

Mais il y avait une autre raison à son attitude d’observateur en retrait, ancrée plus profondément dans son être, celle-là : le journaliste en était conscient. Il y avait quelque chose de confortable dans le doute, dans cet état d’apesanteur où il se refusait à prendre autre parti que celui de la flottaison, suspendu en permanence entre une idée et une autre, entre réalité et impression, au fait de sa propre subjectivité. La conscience du journaliste était un point nul entre deux infinis, et son activisme semblait consister en un unique refus de prendre part au paradigme proposé (“le faux choix dans l’abondance spectaculaire, choix qui réside dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires (…), se développe en lutte de qualités fantomatiques destinées à passionner l’adhésion à la trivialité quantitative[2]).

Ou peut-être était-il simplement paranoïaque?

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Mais dans un monde totalement renversé où la guerre, c’était devenu la paix; où la liberté, c’était devenu l’esclavage; où l’ignorance, c’était la force; la delusion paranoïaque n’était-elle pas aussi, un peu, la lucidité?

Acte 3

“On comprend qu’à ce degré, il n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même.”

– Roland Barthes, Mythologies

“Bon, les Vietnamiens sont là. Faque Gilles va aller prendre une couple de photos interculturelles, pis on va revenir après. OK?”

Le journaliste fut tiré de ses rêveries diurnes par l’arrivée des dignitaires sur la rue Saint-Denis, signal du départ de la grande parade. Les politiciens devaient former l’avant-dernier cortège du défilé, juste devant les représentants mohawks invités pour la première fois de l’histoire à déambuler avec les élus fédéraux et provinciaux.

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Ainsi étaient-ils presque tous là : les Gilles Duceppe et les Denis Coderre, les Pierre-Karl Péladeau et les Julie Snyder, les Françoise David et les Amir Khadir. Au loin, deux bénévoles accoururent avec le cordon de sécurité : un mince lacet bleu, faisant presque la largeur de la rue, que les dignitaires étaient invités à tenir à la ceinture. Enfin, le défilé pouvait démarrer.

Le journaliste allongea le regard : parmi les obligatoires drapeaux du Québec et les quelques drapeaux patriotes, une curiosité attirait son attention : chaque politicien semblait être suivi par un petit attroupement de partisans et de fidèles, portant à bout de bras affiches et pancartes de leur parti politique respectif.

Était-ce la norme dans les défilés du genre autour du monde? N’ayant participé à aucun autre défilé auparavant, il ne savait dire. Bien sûr, on agitait les drapeaux afin de signifier son appartenance à une identité, à une histoire, mais n’y avait-il pas quelque chose d’éminemment wrong à agiter des logos de partis politiques afin de célébrer son identité? Tout ça sentait la récupération politique.

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Lentement, le journaliste prit sur lui. À bien y penser, la parade était l’exercice ultime de la fonction politique : ici, il était plus important de démontrer une intention que d’”effectivement” accomplir quoi que ce soit. En politique, on ne pouvait pêcher par excès, ainsi le défilé de la Fête nationale était-il le moment idéal pour accumuler du capital de sympathie et conquérir les cœurs flétris. C’était l’heure des sourires blancs, des bye-bye avec la main en coupole, trois heures durant; bye-bye ici, bye-bye là-bas!

Bye-bye, vous autres!

Et pis vous autres, et vous autres!

Bye bye, les Québécois!

Hey-ey, bye-bye, là!

Réminiscences en rafales du défilé défilant, de la reine Élizabeth à Lady Di, en passant par le prince William, entraînant avec eux dans leur déambulation engourdie une panoplie de sous-produits – les Bonhomme Carnaval et les Miss Joliette, les mariages royaux et les revues à potins – tandis que des trottoirs, on renvoyait la pareille aux défilants. Bye-bye, Pierre-Karl! Bye-bye, Julie! Bye-bye, Denis!

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Déposant ses affaires à la maison, quelques heures plus tard, le journaliste irait prendre une longue douche brûlante avant de se faire un café. Il sortirait un disque de la grande pochette cartonnée, au milieu de la bibliothèque, et le poserait sur la table-tournante. Il s’assoirait en silence, sans bouger, écoutant intensément jusqu’à la fin du morceau.

Keep you doped with religion, and sex, and T.V.

And you think you’re so clever and classless and free

But you’re still fucking peasants as far as I can see[3]

Mais ce n’était pas pour tout de suite. Il comptait tenir encore quelques moments parmi la faune bigarrée du 24 juin afin d’observer le travail de celui qu’il était venu interviewer, quelques heures auparavant, sur un banc du parc Laurier. Son nom était Justin Trudeau, il était le fils d’un des plus notoires premiers ministres du pays et il devenait aujourd’hui le premier chef du Parti libéral du Canada à publiquement mettre les pieds à Montréal un 24 juin depuis l’émeute de 1968.

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La suite dans le 42e numéro du magazine URBANIA, en vente ici.

[1] Umberto Ecco, Lector in fabula

[2] Guy Debord, La société du spectacle

[3] John Lennon, Working Class Hero, Plastic Ono Band, 1970