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Le travail de rue, entre les aiguilles et les moments doux

Deux intervenantes de Spectre de rue racontent leur quotidien pas banal.

Par
Zacharie Routhier
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« La première personne qui a fait une overdose devant moi, c’était quelqu’un avec qui j’avais tissé un lien significatif. Je le suivais depuis 1 an et demi. C’était sa (et ma) première overdose. Je me disais… “mon p’tit criss! C’est pas vrai que tu vas mourir aujourd’hui!” ».

Assise chez Spectre de rue, Stéphanie, travailleuse de rue pour l’organisme communautaire du Centre-Sud, me raconte qu’elle suivait l’usager au jour le jour, des méandres de la métropole jusqu’à la salle d’injection supervisée de l’organisme montréalais.

Heureusement, le jour de l’overdose, les sacres de Stéphanie ont été entendus. Probablement par le Seigneur (!), mais surtout par l’infirmier sur place, qui a pu administrer de l’oxygène à la personne en détresse, lui sauvant la vie.

Après l’évènement « j’ai pu dire au gars “hey man, j’ai eu peur”, et partir de là pour aller plus loin dans nos interventions ensemble », témoigne-t-elle sans aucune trace de jugement dans la voix. Accompagner des gens en situation de vulnérabilité dans le meilleur comme dans le pire, c’est son travail, son quotidien. Et comme elle y croit, elle ne carbure pas aux félicitations ou aux tapes dans le dos.

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Ligne de front

Alexandra est faite de la même étoffe. Si elle agit aujourd’hui à titre de travailleuse de milieu, gérant ainsi les relations et le « bon voisinage » de l’organisme, elle a aussi longtemps œuvré dans la salle d’injection.

Écoutant attentivement le récit de sa collègue, elle précise toutefois que les histoires d’overdose ne se soldent pas toujours par de belles discussions. Il y a parfois des gens qui, émergeant brutalement de leur high, entrent en crise. Qui sont fâchés.

« Peut-être que la personne a travaillé, a quêté toute la journée pour pouvoir se payer ce hit de drogue là, et tu viens de lui faire perde parce que… parce qu’il était trop gros. Il y a aussi des gens qui disent qu’on aurait dû les laisser partir », raconte l’intervenante.

«Tu vois 7h par jour du monde qui s’injecte. La personne en psychose qui manque sa veine, il faut que tu l’accompagnes là-dedans.»

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« C’est sûr que c’est trash, poursuit-elle. Tu vois 7h par jour du monde qui s’injecte. La personne en psychose qui manque sa veine, il faut que tu l’accompagnes là-dedans ». Mais qui le ferait, sinon? L’empathie des deux jeunes femmes n’est pas conditionnelle. Elles accueillent les gens comme ils sont, peu importe la situation dans laquelle ils se trouvent. Un rapport d’humain à humain.

« Une personne n’est pas meilleure qu’une autre parce qu’elle n’a jamais consommé », lance Alexandra. Et cette phrase-là résume assez bien la philosophie Spectre de rue. Tout le monde y est bienvenu.

Réduire les méfaits

L’approche de l’organisme en est une de harm reduction, ou de réduction des méfaits. Autrement dit, on vise à diminuer les conséquences négatives des actions des usagers.

« Par exemple, si la personne veut consommer, fine. On va lui montrer des méthodes d’injections sécuritaires pour qu’elle ne se blesse pas, on va l’aider à tester sa drogue pour éviter l’overdose, on va lui fournir du matériel propre pour diminuer le risque d’infections », détaillent les intervenantes d’une même voix.

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On parle encore d’aiguilles, mais le champ d’action de Spectre de rue est large. Ça peut recroiser le travail du sexe, par exemple. Ou la délinquance jeunesse.

Stéphanie accompagne un adolescent dans des procédures judiciaires, et il doit voir son agente de probation toutes les deux semaines. Seul bémol : il ne veut pas toujours aller à son rendez-vous. « Je lui dis : tu as le droit, mais ça vient avec des conséquences. Au pire, pourquoi ne pas l’appeler? » raconte-t-elle.

S’il décide de lui passer un coup de fil, il s’évite un certain nombre de problèmes. « L’idée c’est ça : la personne fait des choix, mais on essaie de s’assurer qu’elle soit en mesure de diminuer les répercussions négatives qui vont avec ce choix-là », ajoute Stéphanie.

Le visage de la détresse

Selon elle, il n’existe pas de personne-type ayant recourt aux services de Spectre de rue. Ni d’étiquette. « Tsé, des fois on se crée une image d’une personne consommatrice ou dans le besoin, mais ça peut-être moi, ça peut être toi. Il y a des gens super fonctionnels qui utilisent nos services qui ont une job, une maison… » soulève Stéphanie.

«Des fois on se crée une image d’une personne consommatrice ou dans le besoin, mais ça peut-être moi, ça peut être toi.»

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Avec son approche à bas seuil, Spectre de rue vient néanmoins souvent en aide aux plus vulnérables. Ceux en marge de la société. Ceux dont on croise rarement le regard. Mais « ceux-là », ça peut être n’importe qui, rappelle à nouveau Alexandra. Personne n’est à l’abri d’une twist bizarre de la vie.

Des fleurs dans l’asphalte

Être confronté à la souffrance humaine au quotidien, ça peut gruger l’intérieur. Heureusement, il y a aussi des moments doux. « Quand une personne qu’on suit depuis un certain temps appelle sa mère, alors que ça fait deux ans qu’elle ne lui a pas parlé. Ça, ça c’est vraiment hot », dit Stéphanie, visiblement touchée.

Et il y a aussi les histoires que les deux intervenantes se sentent privilégiées d’entendre. Leur métier leur permet de créer des liens dans des moments que d’autres trouveraient inhabituels, comme lors de l’injection de drogue, si tabou et intime soit-elle. « On met souvent de la musique, on parle de tout et rien. Ça, c’est beau aussi. En travail de rue, ça peut passer de “je te donne une seringue”, à “jaser de la vie” », expose Stéphanie.

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Et parfois, les efforts de longue haleine portent leurs fruits. Le “p’tit criss” qui a fait une overdose devant elle, par exemple, va mieux aujourd’hui. « Il ne consomme pratiquement plus. Il a trouvé son équilibre, a un logement et prend soin de sa santé», illustre Stéphanie.

Puis, elle ajoute, souriante : « Je vais toujours me rappeler de la première fois où il m’a payé un café ».