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Le temps file et le casse-croûte Corvette reste

Quelle est la place des anciennes enseignes dans un quartier en mutation?

Par
Julien Lamoureux
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Il est 10h25 et le Corvette Express se remplit pour son deuxième rush de la journée. La clientèle, surtout masculine, composée d’habitué.e.s et de travailleur.euse.s en pause, commande à la pelle des sandwichs « à la Bob ».

« Bob, c’est un policier qui a pris sa retraite et mes parents ont nommé le sandwich pour lui… Mais pourquoi pas pour un de leurs kids? », s’interrogera plus tard Angela Agourias, caissière et serveuse, avec un sourire en coin.

Ce sandwich, c’est du réconfort entre deux tranches de pain blanc (ou brun, c’est au choix) cheapo. Bacon, œuf, tomates, laitue, mayo, avec un side de patates déjeuner cuites à la perfection, direct sur la plaque : c’est pas sorcier. Mais le réconfort vient aussi du lieu où ce mets est consommé.

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Le Corvette est un bon vieux diner tenu par une famille grecque (si le nom Agourias ne vous avait pas mis la puce à l’oreille, la déco le fera), avec des plats abordables, un éclairage un peu lugubre, des photos pas super avantageuses des plats (mais tout de même étrangement appétissantes) et deux essentiels de toute bonne cantine : des exemplaires du Journal de Montréal et les nouvelles de LCN à la télé.

« Toute une semaine! Va faire chaud, avec l’humidité… », commente un client après le passage de Madame Météo à l’écran.

De Saint-Léonard à Villeray

Sur Jarry Est, épicentre d’un Villeray dont l’embourgeoisement est pas mal complété, ce resto ouvert en 2005 rappelle une époque qui semble proche et lointaine en même temps.

Denis Agourias
Denis Agourias
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« Mon père [et un partner ont] ouvert Corvette sur Viau, dans Saint-Léonard, en 1980 », me raconte Denis, le cook et, accessoirement, le frère d’Angela. En 1997, ils ont déménagé sur Masson puis son père a voulu ouvrir un autre resto sur Jarry.

« Celui sur Masson et 4e existe encore. Sur Viau, c’est rendu un Pizza Pizza. »

Le cours d’histoire est interrompu par un petit chat qui fait irruption dans l’arrière-boutique. « C’est un chat du quartier. Ici, il mange du poulet et du jambon gratuit », indique Denis, comme pour expliquer pourquoi l’animal revient sans cesse. La clientèle, elle, paye pour sa bouffe, mais est presque aussi fidèle que le minou qui se promène entre les tables.

Petite pause pour la mère de Denis et Angela
Petite pause pour la mère de Denis et Angela
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Quand j’arrive vers 9h, le resto est presque vide. La crowd matinale, composée « de policiers et de gars d’Hydro et de la ville avant leur shift », selon Denis, arrive vers 6h30. En mangeant tranquillement mon sandwich à la Bob, j’écoute un habitué énergique qui attend son café pour emporter en parlant de la une du JDM et raconte aujourd’hui l’histoire d’une dame de Sainte-Hyacinthe qui avait mis en place un système de vente pyramidale-ish.

Angela Agourias
Angela Agourias
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« Quand on a ouvert, on avait plus des personnes âgées. Avec le temps, c’est rendu plus jeune, plus huppé, des étudiants, des gens de partout, m’explique Angela. Depuis la COVID, c’est comme des champignons qui poussent de partout. Et c’est génial! Les gens sont généreux, gentils, patients. »

« On a encore nos réguliers, précise son frère. Les p’tits vieux, ils viennent encore pour leur déjeuner, leur “café-toasts”, surtout la semaine. »

« Villeray, c’est devenu plus comme le Plateau. Mais on est encore là, nous autres. » – Denis Agourias

« On peut juste compter sur nous-mêmes »

Je déguste le refill de café que la mère d’Angela et de Denis vient de mettre dans ma tasse au moment où mon regard est attiré par un spectaculaire bolide : un véhicule électrique deux places recouvert d’un dôme de plexiglas. C’est le croisement entre un quadriporteur et un kart de golf.

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François Paul et Huguette Girard débarquent de l’engin et viennent s’asseoir dans le resto, à la table voisine. François remarque le regard amusé que je lance à son moyen de transport et se met à me le vanter avec fierté.

Huguette et lui viennent régulièrement chez Corvette. Le duo d’aînés s’y sent confortable et bien accueilli. « Je suis née dans Villeray. Ça a changé pas mal depuis ma jeunesse… », laisse tomber Huguette.

« Les commerces dont on a besoin disparaissent tranquillement », renchérit François. Il cite en exemple l’ancien magasin de vêtement coin Jarry et Saint-Gérard qui a fermé au profit d’une succursale de l’épicerie Fraîchement bon, et le Nettoyeur Gaspé, un peu plus à l’ouest, dont les locaux serviront à agrandir le populaire restaurant Knuckles, une table locale qui est apparue juste avant le début de la pandémie.

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« On est laissé à nous-mêmes », déplore François au sujet des aîné.e.s et des gens qui habitent le quartier depuis longtemps. « Les gens décèdent. Les commerces changent. Mais au fond, il n’y a rien qui change : c’est l’argent qui décide », conclut mon interlocuteur, clairement désabusé.

Ils s’aventurent quand même sur Jarry pour faire un tour chez Corvette, qui ouvre tôt et qui maintient des prix plus abordables. François et Huguette sont estomaqués quand je leur apprends que les brunchs chez Fanfare, en face (qui sont d’ailleurs toujours délicieux), coûtent entre 17 et 23 $, avant taxes et service.

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« Ici, pour 6,75 $ [le prix du sandwich à la Bob], tu manges, tu fais une sortie, tu ne fais pas la vaisselle, c’est super », commente François. Petite primeur, toutefois : l’inflation forcera bientôt Denis Agourias à augmenter ce prix de 50 ou 75 cents.

Avant de retourner arpenter les trottoirs du quartier sur son quadriporteur dopé, il me laisse avec une blague d’actualité après avoir vu une nouvelle passer à la télé. « En Russie, la monnaie, c’est le rouble. Mais avec Poutine, c’est le trouble… »

La boulangerie de l’autre côté de la rue
La boulangerie de l’autre côté de la rue
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Angela et Denis ont un discours un peu moins dur envers les nouveaux commerces de Villeray. « Les autres places, ils viennent nous voir. On s’encourage. Il n’y a jamais eu de jalousie », affirme la première. « En 2005, il y avait cinq restos sur Jarry. Maintenant, il y en a 25 et tout marche bien », ajoute son frère.

Cela dit, il faut garder une place pour les vieux commerces, selon lui. Il se réjouit de voir que la Cordonnerie Jarry, établie en 1937, et le Québec Déli, qui survit depuis 1966 malgré une petite frousse en 2017, sont encore là.

Le futur

« J’ai pas eu une journée off depuis une vingtaine d’années, à part les vacances. » Angela est au resto 7 jours par semaine. Denis et leurs parents aussi. « J’aime ma job, c’est magnifique. Mais j’aimerais ça, avoir un week-end », ajoute-t-elle.

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Elle me dit avoir déjà fait un aller-retour jusqu’à Tadoussac en 24 heures pour voir les baleines. Son compte Instagram (suivi d’ailleurs par 61 000 abonné.e.s) montre une femme active, toujours en train de faire des activités à gauche et à droite, qui ne perd pas une seconde d’éveil.

« Si je trouve une autre job, ça va être dans un autre domaine », admet Angela, en disant au revoir à un client de la main. La photographe amateure aimerait bien devenir créatrice de contenu, mais ignore si c’est viable. « Mes publications qui marchent, c’est des photos de ma fille, et les commentaires, c’est des demandes en mariage… »

« Quand on est rendu avec moins de temps en avant qu’en arrière, on veut en profiter. »

La famille a déjà choisi de fermer à 16h plutôt qu’à 21h pour se laisser le temps de souffler. Les parents sont plus âgés et moins en forme, les employé.e.s fiables sont difficiles à trouver et la troisième génération d’Agourias, qui donne parfois un coup de main, veut voler de ses propres ailes.

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Denis avoue avoir mis la bâtisse sur le marché il y a quelques années, avant de se raviser. Mais rien ne dit que l’envie ne lui reprendra pas dans le futur. « Mes parents sont âgés. Ils aiment ça, retourner en Grèce. Moi pis ma sœur, on travaille 7 jours semaine. Si l’argent est bon, pourquoi pas vendre? Sinon, on va rester icitte. »

« Le futur, ça peut changer d’ici demain », ajoute un Denis philosophe.

Cette année, les Agourias ont trouvé un entre-deux. Pour la première fois en près de 20 ans, ils ferment un mois entier pour les vacances. N’allez pas chez Corvette en août, car vous vous frapperez le nez à une porte barrée.

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En prenant quelques photos de la devanture, je croise une connaissance du quartier qui vient déjeuner. Une rumeur selon laquelle Corvette Express allait fermer pour de bon courrait dans son groupe d’ami.e.s; je la rassure en lui disant que leur plan est de rouvrir en septembre, après un repos bien mérité.

Son soulagement est peut-être la plus grande preuve que, même dans un quartier qui se transforme, des endroits comme celui-ci ont encore leur place.