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Le temps d’une chasse aux pédophiles
Big Bob accélère le pas en levant son foulard pour masquer son identité. Entre les rayons des fruits et légumes, il jette un coup d’œil derrière son épaule. Quatre colosses le poursuivent en l’invectivant : « T’es venu coucher avec un kid de 14 ans, mon tabarnak!? » Au même moment, Ti-Rouge surgit derrière l’îlot des charcuteries et coince Big Bob en souricière, cellulaire au visage. « C’est bon, on a sa face! », déclare-t-il, satisfait, alors que le fugitif, ébranlé, s’immobilise en prétendant appeler la police.
Je roule une main sur le volant, l’autre occupée à griffonner des questions le long de la 50 Ouest, direction Gatineau. J’y ai rendez-vous avec l’équipe des Pédobusters, une vigile citoyenne qui fait grand bruit depuis janvier dernier en publiant sur les médias sociaux des vidéos de confrontations avec des adultes soupçonnés de rencontrer des mineurs à des fins sexuelles.
Si cette approche controversée navigue sur la pente glissante de la justice populaire, leurs clips ne laissent personne indifférent et cumulent des millions de vues sur TikTok. Ambivalent devant pareille méthode, je voulais d’abord connaître leur côté de la médaille.
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« Fish on! »
J’entre dans la pool room d’un petit centre commercial d’Aylmer. Au bar, les gars sont difficiles à manquer avec leur gros hoodies noirs et leurs caps d’acier salis par l’ouvrage. Je serre la main à Jessy, Norm, Georges, André et Ti-Rouge. Cinq collègues du milieu de la construction.
les gars débarquent avec fracas, filment le face-à-face et publient le tout sur leurs plateformes, avec parfois nom complet et employeur.
Autour d’une bière, ils m’expliquent que leur projet prend la forme d’une traque aux cyberprédateurs sur le grand territoire de chasse qu’est celui des applications de rencontre. Avec plus d’une quarantaine de busts en seulement quelques mois, leur tactique s’est raffinée, mais Norm précise que le modus operandi demeure le même : « On s’affiche à 18 ans et une fois avoir migré en message texte, on avoue avoir menti sur notre âge, qu’on va avoir bientôt 15 ans ».
Cette annonce incarne le point de fracture. Si la conversation continue, la vraie game commence. Selon leurs estimations, le taux de poursuite est de 65 % sur les applications de rencontre hétérosexuelles et 85 % sur celles homosexuelles.
S’ensuit habituellement un échange de nature explicite – photos et sexting parfois très cru. « On veut voir à quel point ils peuvent être sales. On les sent parfois méchants et excités par l’interdit », s’insurge André, père de deux garçons âgés de 13 et 16 ans.
Une fois le poisson bien ferré et les « preuves » accumulées, ils proposent une rencontre dans un lieu public. Puis, à l’heure convenue, les gars débarquent avec fracas, filment le face-à-face et publient le tout sur leurs plateformes, avec parfois nom complet et employeur.
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Montrer le visage de l’ombre
Dans ce théâtre où les frontières entre proies et prédateurs deviennent floues, les busters font la connaissance d’hommes âgés entre 30 et 65 ans. « On est en train de dresser une liste. Notre liste de ceux susceptibles de ruiner des vies », insiste Ti-Rouge, faisant écho aux mouvements de dénonciation des dernières années.
Aussi cowboy soit leur projet, ils se font dorénavant shérif dans le grand Far West de l’internet qui sembler raffoler de ce type d’humiliations publiques où parajustice se fait divertissement.
«On fait la job sale, celle que personne ne veut faire.»
La bougie d’allumage de Pédobusters est venue à la suite d’un incident impliquant la famille de Ti-Rouge. « Ma sœur a été victime d’abus et les conséquences contre le violeur ont été ridicules. J’ai vu des vidéos sur internet, puis l’idée a mijoté. » Il pensait le faire seul, mais ses boys du chantier l’ont suivi. Une croisade d’un soir s’est transformée en rituel hebdomadaire levant le voile sur une conduite beaucoup plus répandue qu’ils ne l’imaginaient au départ.
Devant cette impunité qui les trouble, les membres du groupe partagent tous une perte de confiance envers les forces de l’ordre et le système judiciaire. « Les pratiques sexuelles délinquantes sont banalisées. Certains gars qu’on a pogné habitent à proximité d’écoles. On fait la job sale, celle que personne ne veut faire. On a un emploi à 50 heures par semaine et mardi dernier, on en a pogné deux. La semaine d’avant, c’était quatre. »
Ils me font lire des conversations et écouter des messages audio aux propos déroutants, jurant dans une cacophonie de voix que la situation est endémique. « C’est à l’infini », souligne Norm en faisant défiler avec son index les cibles potentielles, précisant au passage que tout le contenu photographique provient de lui, parfois rajeuni à l’aide de filtres. Pour les clichés féminins, des femmes sympathisantes à leur initiative – et bien sûr toutes majeures – sont à remercier.
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« Je te filme pour ta sécurité et la mienne. »
Je les questionne au sujet du caractère polarisant de leurs interventions. « Au début, c’est vrai que nous étions bouillants, on montait vite le ton, mais là, on est plus calmes, plus polis », nuance André. Devant la stupeur qu’ils créent, certains piégés s’enfuient, se révoltent, tandis que d’autres figent, se confessent ou s’enfargent dans les excuses.
Si leurs battues laissent planer un imaginaire de baston à l’ancienne, les hommes démentent toute altercation physique. « On est pas des héros et ben conscients de pas être une autorité. On n’arrête personne. Nous voir débarquer avec des lampes de poche doit être intimidant, mais notre mission est d’abord d’exposer les dangers qui guettent les familles. Ce qu’on veut, c’est qu’ils aillent chercher de l’aide avant qu’il ne soit trop tard. S’ils sont parlables, on leur propose des ressources. Deux sont entrés en thérapie après notre intervention », poursuit André.
En 2023, la caméra d’un cellulaire semble en effet plus dommageable qu’un coup de poing.
le profil des présumés délinquants n’offre aucune ressemblance; des fonctionnaires, des patrons ou même des gars de construction, comme eux.
Avec leur popularité croissante, les témoignages venant de proches de victimes ont explosé dans leurs boîtes de réception. « Si tu savais toutes les histoires d’horreur qu’on nous a racontées », confie Norm. « Je ne sais plus quoi leur répondre tellement c’est lourd. Ça donne envie de broyer. Plusieurs sont cicatrisés à vie », peste Ti-Rouge.
À la suite de leurs vidéos, un salon de coiffure aurait fermé ses portes et des employés, licenciés. Ils estiment que le profil des présumés délinquants n’offre aucune ressemblance; des fonctionnaires, des patrons ou même des gars de construction, comme eux. « Des pédophiles, ça a pas de face, lance Georges. Ça peut être n’importe qui, n’importe où. »
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Faut mieux prévenir que guérir!
Les bières vides s’accumulent sur notre table. C’est après tout jour de paye pour ces amateurs de quatre roues. Quelques-uns s’affairent aux machines à sous quand soudain, André me demande si je veux assister à un bust. « On devait poser du gypse, mais si tu veux, on va t’en pogner un! », dit-il avec enthousiasme.
Il n’en fallait pas plus pour que la chasse reprenne.
Les gars commencent à texter en sacrant de plus belle. Ça mord rapidement. Une photo du sexe à Norm est envoyé comme appât. Un ver de terre à l’envergure spectaculaire. La réponse ne se fait pas attendre et l’appel est imminent.
La facilité est déconcertante. Ti-Rouge me regarde : «On te l’avait dit».
J’accompagne Ti-Rouge dans le couloir menant aux toilettes du centre commercial pour éviter tout soupçon de bruit ambiant. Il signale le numéro d’un dénommé Big Bob et emprunte la voix la plus juvénile que ses talents d’acteurs lui permettent.
« J’ai menti sur mon âge, je vais avoir 15 ans dans deux semaines. J’suis juste une petite salope qui veut se faire fourrer », taquine l’armoire à glace au pinch roux. Silence, puis la ligne coupe. Nous arrivons à la conclusion qu’il s’agit d’un citoyen nullement intéressé à avoir une relation sexuelle avec un mineur.
Quelques minutes plus tard, Big Bob rappelle en blâmant un problème de réseau. Contrairement à ce que nous pensions, il est fort intéressé à une rencontre, dans l’immédiat, et ce, en toute connaissance de l’âge fictif. Rendez-vous dans quelques minutes aux portes d’un supermarché juste à côté.
La facilité est déconcertante. Ti-Rouge me regarde : « On te l’avait dit ».
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« You got pedo busted! »
« Enwoye, on part sur une hunt », lance André à ses acolytes en attrapant son manteau. « Tu vas avoir ton buck fever [nervosité devant le premier gibier chassé] », me dit-il à la blague.
En quittant le centre d’achat, nous croisons, non sans ironie, l’équipe de sécurité fort occupée avec une perruche évadée d’une animalerie qui roucoule dans la structure du plafond.
Nous sommes cinq dans le pick-up caché au fond du stationnement. « C’est-tu lui? Oui, c’est lui ostie! » Une certaine confusion règne au niveau de l’identification. Ti-Rouge rappelle. Le suspect tire son téléphone de sa poche. C’est bien lui.
«Tu voulais fourrer un enfant de 14 ans? T’es un ostie de dégueulasse!»
La camionnette s’arrête en trombe devant Big Bob qui prend peur et se sauve dans l’épicerie. Les busters partent à sa poursuite, cellulaires en main. « Enweille, sors! Sors! », me crie-t-on. Au pas de course, je m’enfonce dans le supermarché bondé. La scène cause tout un émoi au sein de la clientèle et du personnel. Tout le monde fige, incapable de comprendre ce qui se déroule sous leurs yeux.
« On veut juste parler! », s’exclame André en creusant l’écart derrière le fuyard.
En sortant de l’allée des produits surgelés, les busters, toujours à la remorque de leur proie, se mettent à vociférer haut et fort les probables obscénités découlant d’une rencontre – « Tu voulais fourrer un enfant de 14 ans? T’es un ostie de dégueulasse! » – le tout avec trois cellulaires collés au nez. Le public, rangé derrière leurs paniers, observe de loin.
Une fois avoir suivi l’étranger jusqu’aux caisses, le narguant avec de larges sourires, nous quittons les lieux avec une vitesse suspecte. Hop! Dans le pick-up stationné à l’arrache, une porte arrière encore grande ouverte.
Direction pool room, l’adrénaline dans le tapis.
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« T’as-tu quelque chose à te reprocher, man? »
Bien que le groupe prétende vouloir protéger les enfants de la prédation en ligne, leur méthode suscite bien des préoccupations quant à sa légalité. J’ai donc demandé l’avis d’une avocate criminaliste pour mieux saisir les ramifications légales auxquelles ils s’exposent.
En écoutant l’épisode de l’épicerie, la juriste mentionne que l’infraction la plus susceptible d’être reçue en cour est le harcèlement d’un côté, et de l’autre, le leurre et l’âge de consentement.
D’où l’extrême ambiguïté de leur pratique. Aussi épineuse à cautionner qu’à condamner.
« Un juge sera toujours plus sympathique à notre cause qu’à celle d’un gars qui s’est pointé pour fourrer une ado », affirmait Norm au bar.
« Toutefois, il y a fort à parier que leur justice populaire ne passerait pas très bien aux yeux d’un juge, répond l’avocate. Les juges incarnent le système judiciaire alors que les Pédobusters s’en dissocient et critiquent son inaction. »
« On parle juste de vous au poste, lâchez pas! » – un policier anonyme.
Questionné sur l’arrivée des busters dans l’écosystème social, le Service de police de la Ville de Gatineau ne recommande pas de se lancer dans ce type d’initiative qui peut nuire à des enquêtes en cours.
La porte-parole Andrée East ajoute que le groupe ne possède aucun pouvoir discrétionnaire. « Si nous recevons des plaintes contre eux et que nous avons des éléments incriminants, nous déposerons des accusations. On va agir. C’est un phénomène qui nous inquiète. »
Les autorités suggèrent plutôt de signaler les cas de prédateurs sexuels présumés aux forces de l’ordre et de laisser la justice suivre son cours.
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Support your local pedo hunt
« On sent que la majorité est derrière nous », observe André. Sur leur compte TikTok, nombreux sont les commentaires vantant leur bravoure et les encourageant à continuer. Certains plus téméraires s’offrent même pour être du nombre à leur prochaine sortie.
« J’étais à Cage [aux Sports] et j’avais mon hoodie. Le gérant m’a dit : “C’est sur moi à soir” », mentionne Norm, non sans fierté.
« Mais il va toujours avoir des haters, se désole André. On reçoit constamment des menaces sur internet. On essaie de défendre notre société contre ses déchets et plusieurs nous traitent comme des déchets. »
Protégeons nos enfants!
Si les gars peuvent être perçus par certains comme des justiciers autoproclamés aux méthodes un peu rustres, leur volonté première est de mettre en évidence le manque de ressources et de mesures de protection pour les enfants sur internet. Les Pédobusters n’ont rien inventé, mais ils symbolisent une époque numérique de plus en plus incrédule envers le pouvoir des institutions.
Et jusqu’où sont-ils prêts à aller, avec tout ça?
« On lâchera pas jusqu’à temps qu’il y ait du changement », admet Ti-Rouge. « Si on doit faire du temps, on va le faire, on a pas peur », rebondit André. Les autres membres hochent la tête. Leur conviction semble béton.
Des intentions nobles dans un monde incertain où la faim justifie les moyens.