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Le « syndrome de la grande sœur » : quand l’aînée devient une seconde mère

Être la sœur aînée signifie souvent échanger sa précieuse enfance contre une responsabilisation précoce.

Par
Malia Kounkou
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« Quand j’étais petite, j’appelais ma sœur “maman” », confie Océane, 24 ans, à propos d’Élodie*, sa sœur aînée. « Et si, dans la rue, on m’avait demandé si elle était ma mère, j’aurais joué le jeu. L’ambiguïté ne me dérangeait pas. »

Malgré leurs quinze années d’écart, elles restent encore aujourd’hui très proches, même si leur rapport a évolué avec les années. « Maintenant, on a plutôt une relation amicale. Ce qu’elle ne pouvait pas me dire quand j’étais plus jeune, elle peut maintenant me le partager. »

En interrogeant Internet, on s’aperçoit que cette tendance « maman-sœur » est une expérience si commune qu’elle remporte son propre nom : « syndrome de la sœur aînée ».

Sur TikTok, le terme cumule 19.9 millions de vues et réunit un florilège de témoignages provenant d’horizons distincts, mais faisant part d’expériences similaires de sœurs responsabilisées et « parentifiées » trop tôt.

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Dans une entrevue pour Charlie Health, la conseillère professionnelle clinique agréée Jamila Jones englobe dans ce phénomène « les défis et les attentes uniques qui sont souvent imposés à l’enfant aîné d’une famille » à qui il incombe de « donner l’exemple à leurs jeunes frères et sœurs, en assumant davantage de responsabilités et en servant de modèles. »

En d’autres termes : d’être une deuxième mère pour le reste de sa fratrie.

Petite Maman

Dans sa fratrie de quatre, Océane est la toute dernière. D’aussi longtemps qu’elle se souvienne, sa grande sœur Élodie a toujours été celle qui, au sein du cocon monoparental, a pris le relai sur leur mère aide-soignante en les gardant, les nourrissant, les disciplinant, mais aussi en signant leurs papiers administratifs et, au besoin, en participant au paiement de leur scolarité.

« Quand je compare avec mes amis, c’est totalement différent. Ils n’en attendaient pas autant que moi de leurs grandes sœurs », constate Océane.

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Loin d’être un acte de charité isolé, il y a plutôt ici la continuité d’une chaîne d’entraide intergénérationnelle : avant Élodie, la mère d’Océane avait tenu le même rôle pour ses propres frères et sœurs, la grande sœur de sa mère l’avait fait, comme sa grand-mère, et ainsi de suite.

Et cette place au sein de la famille ne se donne pas; elle se devine à l’instinct.

« Mes parents ne m’ont jamais dit mot pour mot de m’occuper de ça ou ça, précise ainsi Antonia, 24 ans. Mais même enfant, j’étais capable de comprendre la situation. Je l’ai senti. »

Et avec le temps des Fêtes vient aussi l’heure pour les grandes sœurs d’enfiler leur costume de père Noël.

« C’est souvent à moi de trouver les cadeaux, d’aller les acheter, de les emballer, de m’assurer que mon frère fasse une carte, d’aider ma mère à cuisiner… », énumère Antonia.

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Charge ou devoir?

« L’enfance que j’ai eue et celle qu’a eue mon frère ne sont pas du tout les mêmes, précise Antonia. Je suis arrivée au Québec de l’Argentine alors que j’avais 3 ans, j’ai donc vécu des années plus difficiles, celles de l’intégration. Lui, il a eu les bonnes années. »

En faisant le pont entre la culture d’origine et la terre d’accueil, Antonia est de facto devenue la « traductrice officielle de la famille » – un rôle qu’elle nomme en riant. Il lui revient donc de remplir ponctuellement les documents administratifs ou encore d’appeler l’école de son frère à la place de sa mère, celle-ci estimant l’accent québécois d’Antonia « plus facile à comprendre ».

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Est-ce toutefois un fardeau? Plutôt une preuve de gratitude, selon Antonia. « J’ai l’impression que je leur suis redevable parce qu’ils ont fait beaucoup de sacrifices en immigrant ici. C’est pour ça que les aider me vient naturellement, je pense. C’est la moindre des choses que je puisse faire », estime celle qui vient de terminer son baccalauréat.

« Je pense qu’il y a des fois où je le sens comme une charge, puis je me rappelle que c’est un devoir. Mentalement, c’est un exercice de mémoire. »

Le parcours d’Élodie est similaire, mais Océane ne peut empêcher une certaine tristesse de monter en elle au regard du dévouement familial de sa sœur.

« Elle n’a jamais vraiment eu une vie d’adolescente normale. À chaque fois qu’elle sortait, on était là. Il y a des gens qui se promenaient avec leurs amis, elle, elle se promenait avec une poussette », se souvient-elle.

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La parfaite intermédiaire

Ce rôle prenant nécessite aussi une certaine souplesse; en effet, afin d’asseoir sa légitimité sur le reste de la fratrie, l’aînée doit être suffisamment proche pour conserver son titre de sœur, mais assez mature pour être une « maman-cool », comme la surnomme Océane.

« Je savais qu’elle avait une certaine autorité que mes autres frères et sœurs n’avaient pas, mais en même temps, comme on avait aussi les mêmes codes, je pouvais rire de beaucoup plus de choses avec elle qu’avec ma mère. »

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Et cet entre-deux réside la raison exacte pour laquelle les grandes sœurs sont considérées comme d’excellents intermédiaires en cas de conflit. Léonie*, 22 ans, en est d’ailleurs le témoignage vivant : la majeure partie de son adolescence a été consacrée à gérer les crises de son petit frère, atteint du trouble d’opposition.

« C’était souvent à moi de le gérer et de lui répéter les ordres de mes parents, parce que j’étais celle qu’il écoutait le plus. Je le calmais pour ne pas que ça explose et qu’il y ait des retombées sur lui, puis sur la famille en général », relate celle qui dit avoir grandi plus vite à cause de cela.

Même chose pour Océane qui, pour illustrer la hiérarchie familiale – elle appelle sa soeur pour calmer des disputes et sa mère pour régler des enjeux administratifs – aura cette parfaite métaphore :

« Disons que ma sœur, c’est le Premier ministre et ma mère, le roi d’Angleterre. »

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T’es pas ma mère

Et quand un rôle est si longtemps implanté, les déformations professionnelles sont inévitables, parfois même au péril d’autres relations.

« On m’a souvent dit que j’agis comme une petite maman, partage Léonie. J’ai appris à donner des commentaires et des suggestions alors que personne ne me l’a demandé. Même si mon intention est bonne, on peut mal le prendre et penser que j’essaie d’être contrôlante. »

Elle cite l’exemple d’un récent voyage avec l’un des amis qui manquera de tourner au vinaigre lorsque Léonie lui rappellera de prendre ses clés et son parapluie avant de partir. « Pourquoi tu me dis quoi faire? T’es pas ma mère! », recevra-t-elle en réponse cinglante et immédiate.

« Avec mon partenaire, c’est la même chose. Je vais le microgérer sans le vouloir », admet-elle encore.

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Mais ce refus de materner peut quelques fois venir de la sœur elle-même, formulé avec tout l’agacement et la lassitude qui vient avec la tâche. « La phrase de ma sœur, quand elle était énervée, c’était vraiment : “Je suis pas votre mère!”, se souvient Océane. Dans ces moments, tu sentais vraiment que le poids de ce rôle l’étouffait. »

Idem pour Antonia qui, elle, a su flairer la chose assez tôt, après s’être surprise à avoir des réflexes envers son petit frère que sa propre mère avait eu envers elle. Peu de temps aura suivi pour que la jeune femme établisse ses limites.

« J’ai toujours dit clairement que je ne voulais pas être un troisième parent. Je veux être une sœur, pas une deuxième mère », insiste-t-elle.

« C’était important pour moi qu’on se chamaille, qu’on se frappe, qu’on s’énerve. Je voulais que mon frère sache que je suis de son bord. »

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« Il faut un village pour élever un enfant »

Ce dicton, que certains attribuent aux peuples Igbo et Yoruba du Nigeria, a sa formulation cousine en swahili – « Une main ne soigne pas un enfant » – comme au Soudan – « Un enfant est un enfant de tout le monde ». Mais d’un coin à l’autre de l’Afrique et de sa diaspora, son sens reste le même : pour éduquer correctement un enfant, cela ne prend pas seulement deux parents, mais une communauté tout entière.

« On a l’idée d’une famille élargie avec les grands-parents qui vivent aussi dans la famille et vont garder les enfants quand la mère devra sortir pour se trouver un second salaire », explique la psychologue Rachida Azdouz à ce sujet. Des propos auxquels fera directement écho Océane, dont la grande soeur, avant de quitter la Côte d’Ivoire à ses sept ans, aidait déjà les enfants en bas âge de sa tante.

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Mais, quand cette charge autrefois naturelle et équitablement répartie ne repose soudainement que sur les épaules seules de l’aînée, cela ne peut que la dépasser et l’isoler.

« Cette grande sœur est maintenant en porte-à-faux par rapport aux gens de son âge, et tout ça peut susciter de la colère ou de la honte. »

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Ce n’est pas non plus pour rien qu’on parle ici spécifiquement des sœurs aînées, et non des frères aînés. Ou des cousins. Ou des neveux. Les attentes et le traitement au sein d’une même famille ne sont effectivement jamais les mêmes pour un frère et pour une sœur.

Océane en a tous les jours la preuve avec son propre frère, pourtant plus grand d’âge, mais auquel sa mère confère moins de responsabilités et lâche un peu plus du lest que pour elle. « Elle compte plus sur moi pour accomplir beaucoup de tâches, ce qui fait qu’aujourd’hui, j’ai plus d’autonomie que lui », observe-t-elle.

« Constamment, c’est : “Océane, où est ton frère? Qu’est-ce qu’il fait? Qu’est-ce qu’il a mangé? Océane ceci, Océane cela”. Ça m’a toujours énervée au plus haut point, mais bon. It is what it is. »

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Et ce « it » est une mentalité encore bien présente d’un coin du globe à l’autre selon laquelle la femme doit gérer le foyer tandis que l’homme doit être laissé tranquille pour ne pas être distrait dans son rôle de pourvoyeur.

« C’est comme si, pendant des siècles, on prépare les femmes à être des maîtresses de maison, des mères, comme si c’était leur destin. Donc, on n’a pas l’impression que c’est un fardeau, mais plutôt que c’est une préparation à la vie qui nous attend », explique Rachida Azdouz.

Un mal pour un bien pour un mal

Mais tout est-il forcément mauvais, ici? Pas forcément, selon Léonie qui a vu dans sa responsabilité de grande sœur une école de sang froid, mais surtout de solidarité intergénérationnelle et intrafamiliale.

« Ça te fait penser aux autres et ça t’amène à partager, réalise-t-elle. Je suis peut-être une personne patiente parce que j’ai été une grande sœur. Dans une autre vie, j’aurais sans doute été colérique. »

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De plus, ses responsabilités lui ont appris à être plus organisée et indépendante. Parfois même trop. Car, à trop construire une vie autour de la gestion des besoins des autres, on court le risque d’invalider les siens. Ce travail de réappropriation émotionnelle, Léonie l’accomplit actuellement avec sa thérapeute pour déconstruire l’idée lointaine selon laquelle ses propres frustrations doivent s’éteindre devant les crises de son frère.

« En fait, c’est comme un couteau à double tranchant, parce que tu penses juste aux autres, mais pas à toi. On t’apprend à prendre soin de l’autre, mais il ne faut pas que tu t’oublies. »

C’est un reniement de soi que le pédiatre et psychanalyste américain Donald Winnicott appelle un « faux self » et qui consiste à puiser uniquement sa valeur dans l’aide apportée aux autres, sans soi-même s’en estimer méritant.

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« Elles se demandent : jusqu’à quel point puis-je demander de l’aide? Vais-je être considérée comme needy ou dramatique? Elles ont du mal à revendiquer une place dans la vie des autres, ne sachant pas si [l’autre] personne restera après qu’elle ait fait savoir son besoin », comme le décortique The Guardian.

Et les conséquences sur le long terme sont multiples, engendrant une difficulté à poser ses limites et une prédisposition à graviter vers « des relations abusives ou exploitantes, que ce soit avec des amis, des collègues ou des partenaires amoureux ».

N’ayant connu que ces rapports de nécessité toute leur vie, les sœurs aînées auront ensuite besoin de beaucoup de temps pour en identifier les variantes, et ce, tout au long de leur vie.

« Pour [ces personnes], inconsciemment, les relations malsaines – voire violentes et abusives – ne sont pas censées être rompues, mais réparées. C’est ce qu’elles ont appris toute leur vie et, sans le vouloir, elles répètent ces schémas. »

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Une autre difficulté à poser les bases saines d’une relation égale peut venir du fait que le même adulte qui nous adoube troisième parent soit aussi celui qui nous retire ce rôle dès que bon lui chante, notamment en rappelant son autorité sur nous. Une technique de manipulation, mais aussi de confusion, qui, comme l’explique la créatrice de contenu The Queer Kiwi, empêche l’enfant de connaître les bases d’une relation équilibrée.

« Avoir quelqu’un qui a passé sa vie entière à te dire que vous êtes amis et sur un même pied d’égalité, […] soudainement jouer la carte du “j’ai du pouvoir sur toi” n’est absolument pas une chose correcte à faire », déclare-t-elle.

« Ce doit être une chose tellement déroutante qui complique la formation de futures relations, car comment peux-tu croire [que ton ou ta partenaire] te voit réellement comme égale? »

Couler ensemble ou flotter seule

Alors, que faire pour s’en sortir? Fuir le noyau familial? Migrer sur Mars?

Bien que la solution semble tentante – et soit la porte de sortie la plus couramment empruntée par les grandes sœurs, soit en déménageant le plus loin possible, soit encore en se mariant –, c’est aussi une stratégie d’évitement qui ne fait que repousser le moment où l’on devra faire face au problème.

En effet, beaucoup de sœurs, comme Antonia, disent continuer de ressentir une sorte de culpabilité à l’idée des besoins potentiels de leurs plus petits frères et sœurs qui continuent à grandir loin d’elles et de leur aide.

@ariamustary eldest daughter / the guilt of any daughter is so real. the burden and weight that we carry daily and consistently throughout our lives. #eldestdaughter #healing #healingjourney #poc #southasian #bengali #nyc ♬ Emotions – Brenda Lee

Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que si une seule personne perd, l’échec familial est alors vu comme général. Il est donc important que, pour trouver un compromis, chacun comprenne l’appel à l’aide de l’autre; la sœur envers le parent qui s’appuie sur elle pour ne plus être débordé et la fille qui se retrouve à gérer seule une charge qui devrait être partagée.

« Il faut s’extirper sans que ça soit perçu comme une démission ou une fuite, mais plutôt comme une aide, illustre Rachida Azdouz. L’image que j’utilise souvent, c’est : “je ne peux pas suffisamment bien nager pour être sauveteur de mes frères et sœur. Si je le fais, on risque de tous couler”. »