La musique est faite pour être entendue. Ça semble évident dit comme ça, mais on dirait que certains artistes auraient besoin de se le faire répéter. Ces deniers, parfois contre leur gré, attendent des mois, des années, voire des décennies avant de publier les bijoux qui dorment sur leurs tapes ou leurs disques durs. On a enfin pu entendre le dernier album de Lil Wayne cette semaine. Pour les gens qui ne suivent pas la saga, cette galette est promise pour « très bientôt » depuis octobre… 2013. Entre temps, des mixtapes au nom évocateur de Sorry 4 the Wait arrivent plus ou moins à apaiser les fans. Toutes ces années à attendre ont contribué à auréoler Tha Carter V d’un halo mythique et il est maintenant très difficile d’évaluer la qualité de l’album. « Au-delà du bon et du pas bon » comme dirait Nietzsche.
Ceci étant dit, Tha Carter V est loin d’être la première oeuvre à nous faire poireauter, espérer, colérer, prier, galérer, macérer dans l’attente. Voici donc une liste de 5 albums qui, tels 5 belles au bois dormant, se sont vraisemblablement piqué le doigt sur une machine à tisser quelque part entre la fin de leur réalisation et leur sortie.
MÉTHODOLOGIE
Pour évaluer si l’attente d’un album en vaut la peine, on se réfère à l’échelle Tha Carter. On calcule la différence entre la qualité objective de l’album et le niveau de frustration liée à l’attente de celui-ci afin de donner la cote Sorry 4 the wait. (Non… on ne vient pas juste d’inventer ça.)
Grimes – Art Angels
Le cas de Grimes est assez particulier (et non je ne parle pas de sa relation déroutante avec Elon Musk). Après la promesse d’un nouvel album, puis la sortie d’un single et d’un vidéoclip pour la chanson Go, elle se désiste dans les semaines suivantes. Ses fans lui ont fait réaliser qu’il était temps pour elle de prendre une nouvelle direction. A-t-elle ou pas scrappé le premier jet de ce qui allait devenir Art Angels? On aura à tout le moins eu le droit d’entendre l’excellente REALiTi des supposés décombres de la version originale.
Où se situe l’album sur l’échelle Tha Carter?
Temps d’attente : environ 1 an et demi (juin 2014 à novembre 2015) . Appréciation : C’est certain que l’annonce initiale en a médusé et déçu beaucoup. Dans des interviews suivant la sortie officielle d’Art Angels, Claire Boucher (de son vrai nom) a précisé qu’elle allait tellement mieux depuis la composition des premiers morceaux de l’album qu’il lui fallait se réactualiser à travers une nouvelle tracklist. Art Angels peut être considéré comme la percée grand public de Grimes, divisant ses fans des premiers temps. On lui donne donc un demi Sorry 4 the Wait.
Frank Ocean – Blond (ou Blonde?) (ou Endless?)
L’album Channel Orange a hissé rapidement Frank Ocean à un certain statut d’intouchable, sorte de réincarnation d’un Stevie Wonder pas encore mort, une voix queer s’immisçant dans les interstices du R&B commercial. Peu de temps après sa sortie (et les acclamations), Frank annonce qu’il travaille déjà sur un album. Commence alors une période interminable de silence et les alanguissements d’un horde de fans qui vont jusqu’à faire des memes à l’effigie de l’artiste. Ce dernier indique de façon plus ou moins cryptique qu’il y aura deux versions de l’album. D’autres indices portent à croire que l’album s’intitulera BOYS DON’T CRY. Le 1er août 2016 marque le début de la diffusion en direct d’un entrepôt généralement vide, parfois occupé par Ocean et ses expérimentations sonores. 140 heures de streaming plus tard, Endless voit le jour, et c’est loin d’être la fin du manège. En sortant Endless, le compositeur s’affranchit de son label Def Jam. Sous son propre label (Boys Don’t Cry, ah, là on voit où monsieur voulait en venir), il publie quelques heures plus tard le classique instantané Blond (Ou Blonde. Encore à ce jour l’ambiguïté règne).
Où se situe l’album sur l’échelle Tha Carter?
Temps d’attente : 3 ans (Février 2013 à avril 2016). Appréciation : L’album Endless est très décent mais sans plus. Blond(e) quant à lui figure au panthéon des meilleurs albums de 2016. Frank Ocean a su créer un mystère épais entourant la sortie d’un album dont les nébuleux détails invitaient aux rêves les plus démesurés. Et c’est justement l’aspect onirique de l’album qui est à retenir, comme si l’auditeur ne s’était jamais vraiment réveillé de ses fantasmes. À peine un quart de Sorry 4 the Wait.
Daniel Bélanger – Déflaboxe
Si vous ne pensiez pas trouver un album québécois sur cette liste, c’est que vous connaissez mal les dadas de son rédacteur. Daniel Bélanger a surpris tout le monde lors de la sortie de cet étrange objet dansant non identifié, en 2003. Juste après le langoureux et mélancolique Rêver Mieux, on espérait du prolifique musicien quelque chose de la même trame smoothy jazzé. Déjouant les attentes, Daniel fait son incursion dans le rap, l’échantillonnage et l’album concept (trois pierres du même coup, faut le faire). Le grand secret de cet album hors norme, c’est qu’il a été peaufiné sur une demi-douzaine d’années, ses premières ébauches datant de 1999.
Où se situe l’album sur l’échelle Tha Carter?
Temps d’attente : 4 ans (1999 à 2003) mais avec une twist. Appréciation : Il faut d’abord spécifier que si notre insomniaque national a attendu aussi longtemps avant de sortir sa galette, c’est qu’à peine entré dans les premiers gros chunks de sa carrière au milieu des années 90, Daniel avait peur qu’un pas dans le champs gauche ne lui aliénerait la critique et le public. Ce n’est donc pas nous qui avons attendu l’album, mais son auteur même. C’est logiquement à lui qu’il faudrait s’adresser pour connaître combien de Sorry 4 the Wait son Déflaboxe mérite. Quelqu’un a son numéro?
Prince – The black album
Si Daniel Bélanger a choké en 1999, Prince, lui a déchoké en 1994. Il s’est enfin administré la méthode de heimlich et a sorti de son gosier le mythique Black Album (qu’on appelle parfois The Funk Bible). Supposé faire son entrée chez les disquaires en 1987, l’oeuvre prenait une direction très funk, comparé à la direction… ben en fait les 7 ou 8 directions que prenait son opus précédent, l’ambitieux, exubérant et célébré album double Sign O’ The Times. On dit du Black Album qu’il se voulait un retour aux sources pour l’artiste. Une tentative de regagner la fidélité de la frange puriste son audience. Finalement, Lovesexy, un relatif flop, voit le jour au lieu du promis album noir, tel un remplaçant dans une classe de secondaire 3 qui ne sait pas asseoir son autorité.
Où se situe l’album sur l’échelle Tha Carter?
Temps d’attente : 7 ans (1987 à 1994). Appréciation : The Black Album est un solide album funk qui trouve quand même le moyen d’être inventif et surprenant. Le problème se situe plutôt dans sa recontextualisation. Sûrement qu’en 1987 il aurait beaucoup fait jaser, mais en 1994, Prince est ailleurs et sa musique aussi. D’où l’importance du timing. Le verdict : 2 Sorry 4 the Wait.
Mention honorable
Avant de dévoiler LE album qui nous aura le plus fait poireauter (oui oui, LE) voici des œuvres fashionably late qui n’avaient pas trop l’air passées date à leur sortie.
Daft Punk – Random Access Memory (8 ans d’attente. Le duo Français s’est donné le temps d’abandonner le son house)
Portishead – Third (11 ans d’attente. Entre-temps le trip-hop a disparu de la carte et ça, le band l’a très bien compris)
The Avalanches – Wildflower (16 ans d’attente et l’album sonne comme s’il avait été fait au lendemain de Since I Left You)
My Bloody Valentine – M B V (22 ans d’attente et l’album est bon en ta)
The Beatles – Let it Be Naked (33 ans d’attente. Supposément la version définitive de Let It Be, selon Sir Paul McCartney)
Brian Wilson (The Beach Boys) – Smile
La légende, c’est que les Beatles et les Beach Boys se montaient la barre dans la face de l’autre à chaque sortie d’album. Après le Revolver des quatre garçons dans le vent, les surfrockeurs sont époustouflés et travaillent à la confection d’un Pet Sound qui revient directement dans les dents des Anglais, qui, eux, renchérissent avec un Sgt. Pepper’s Lonely Heart Club Band pratiquement impossible à dépasser. Brian Wilson, leader des Beach Boys, perd les pédales avec son opus le plus ambitieux.
Le projet est un amalgame complexe d’innovations techniques, d’inventions littéraires et d’instruments modernes (pour l’époque). Smile est comme un immense bébé, trop gros pour être mis au monde. Après des délais et des annulations de spectacle, Brian et sa bande décident de lancer un ersatz de leur concept initial, Smiley Smile. Pendant des décennies, les fans se demandent quel aurait été le mythique album. Wilson aussi, manifestement, parce qu’il continue à travailler dans l’ombre sur la concrétisation de son oeuvre maîtresse. Au début des années 2000, alors que plus personne de l’attendait, Smile voit le jour.
Où se situe l’album sur l’échelle Tha Carter?
Temps d’attente : 38 ans (1966 à 2004). Appréciation : Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte pour calculer le taux de satisfaction lié à Smile. Il est difficile d’ignorer qu’après 38 ans d’attente, plusieurs fans des premières heures sont probablement décédés, et ça, ça n’aide pas à la cause de l’album. Il faut aussi mentionner que, peu importe à quel point l’oeuvre se voulait moderne à l’époque, les méthodes d’enregistrement et les approches de compositions ont considérablement évolué depuis. Ce qui se voulait un album d’avant-garde est devenu un objet de nostalgie, et si on respecte sa nouvelle nature, force est d’admettre que Smile fonctionne. Les chansons sont bonnes. Le tout est cohérent. Mais comme le chantent si bien les Beach Boys, l’album semble nous dire : « I guess I just wasn’t made for these times ». Smile se mérite 4 Sorry 4 the Wait.