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Nous sommes en 1021 et le monde renaît de ses cendres après la grande peste au Duché de Bicolline.
Le 14 août les lieux seront le théâtre du Tournoi des Nations, un important rassemblement de combattant.e.s, d’athlètes et d’érudit.e.s, qui croiseront le fer pour déterminer quelle nation est la plus prestigieuse.
La chaleur est écrasante lorsque j’abandonne ma rutilante charrette dans le stationnement désert du plus vaste domaine en Amérique du nord consacré au jeu de rôle grandeur nature et à son univers médiéval fantastique, situé à Saint-Mathieu-du-Parc, en Mauricie.
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Je viens y rencontrer le fondateur Olivier Renard alias Cantin de Boistfort, qui attache les derniers fils du tournoi, auquel sont attendues environ 700 personnes, incluant les employés, bénévoles et une soixantaine d’enfants.
On chuchote même que l’empereur en personne assistera aux diverses joutes, comme le concours de fine lame, de pétanque extrême (ouaip) et le traditionnel trollball.
« C’est la course aujourd’hui! », lance essoufflé Olivier, en débarquant de sa monture à quatre roues motrices.
Le fondateur de « Bico » doit en plus composer avec une équipe réduite, puisque plusieurs effectifs ont quitté le bateau depuis l’interruption des activités en mars 2020. Heureusement, il peut toujours compter sur sa conjointe Basia Kornaga.
Olivier Renard ne se berce pas d’illusions quant à l’avenir. Même si la province est en mode post-pandémie, les cas de variants augmentent et la Mauricie se mérite présentement le bonnet d’âne.
« Mon feeling: on va avoir une bouffée d’air, mais on risque d’y replonger cet automne », redoute Olivier.
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C’est déjà mieux que l’an passé en tout cas, lorsque la reprise des activités avait été court-circuitée par une recrudescence des cas.
« Mais le but est de retrouver un calendrier régulier, bien sûr! », assure Olivier, qui a dû remettre par deux fois quelques activités importantes, à commencer par la Grande bataille ( l’événement le plus populaire et le moins covid friendly, remis en 2022 ), qui réunit chaque année des centaines de participants et bénévoles.
Les préparatifs allaient d’ailleurs bon train pour la 25e édition, lorsque le monde a basculé en mars 2020. « On était à deux semaines du Bal Pourpre, avant 700 inscriptions (reporté deux fois depuis) et on pensait le déplacer d’un mois au début…»
Les projets de construction d’une tonnellerie et d’une nouvelle taverne (pour remplacer l’ancienne, emblématique, mais en train de tomber en ruine) se sont aussi retrouvés sur la glace.
« Le meilleur de nos scénaristes n’aurait pas fait mieux! »
Olivier et sa bande ne se sont toutefois pas tournés les pouces pendant le confinement.
Plusieurs travaux importants ont été effectués, notamment l’électrification de la vieille ville (façon Bicolline, donc avec des lampes avec Led sur mesure pour préserver le cachet médiéval).
« On est allé cogner à différentes portes et on a négocié avec les créanciers », souligne Olivier, mentionnant que le duché constitue un poumon économique important pour la région.
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Le pire dans tout ça, c’est qu’Olivier a toujours répété que deux choses seulement pourraient menacer Bico: une expropriation de leur immense domaine de cent quarante hectares ou une catastrophe naturelle/sanitaire. « Le meilleur de nos scénaristes n’aurait pas fait mieux! », badine-t-il, au sujet des histoires bricolées par l’équipe-jeu.
L’équipe en question a d’ailleurs été décapitée, passant d’une quinzaine à deux. Ces effectifs sont prioritaires dans le plan de relance et Olivier a bon espoir de voir de nouveaux scénaristes aux commandes d’ici janvier prochain.
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En attendant, les chefs de régions ont demandé à leur scribe de raconter comment ils ont vécu cette terrible «peste», histoire de faire le pont entre la fiction et la réalité.
La réalité de 1021 bien sûr, puisque le calendrier du duché traîne 1000 ans derrière le nôtre.
Comme les adeptes constituent une communauté tricotée serrée, plusieurs ont accepté de contribuer à leur façon pour remettre Bico sur les rails.
Par exemple, une équipe se charge d’alimenter bénévolement la page Facebook et d’informer la communauté sur les activités à venir.
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Mon chalet à Bico
Considéré par plusieurs comme la Mecque de l’immersion médiévale, plusieurs Américains vaccinés ont commencé à s’inscrire aux activités depuis qu’ils ont le feu vert pour traverser la frontière. « Certains ont fait construire de nouvelles cabanes et installations sur le site et n’ont pas encore vu le résultat », explique Olivier, qui a reçu une vingtaine de demandes de construction durant la pandémie.
Il faut comprendre que Bico est en croissance permanente et qu’il est possible d’y acheter des lots et se faire bâtir, selon les quartiers. Certains sont complets, mais d’autres ont toujours de l’espace, sans compter les nouvelles zones dans les cartons, comme la construction d’une cité quatre saisons. Tous ces projets doivent être approuvés par la coopérative de solidarité du Duché de Bicolline, qu’Olivier dirige.
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Les gens qui achètent à Bicolline deviennent alors des «propriétaires de session», ce qui leur permet de séjourner sur le site environ une fois par mois selon un horaire établi par la coopérative, en plus d’être les bienvenus aux nombreuses activités prévues au calendrier.
Avec la pandémie, le site s’est transformé en site de villégiature pour ces propriétaires, une façon d’assurer une rentrée d’argent et de maintenir un peu de vie à Bico. « C’est comme avoir un chalet, mais avec des gens qui se costument le soir même si ce n’est pas obligatoire. Il y a deux semaines, il y avait 400 personnes sur le site, là on en a une quarantaine », explique Olivier Renard.
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C’est sans compter la reprise des camps de vacances, qui accueille les enfants sur le site durant six semaines en été. « On a eu 700 enfants de 16 ans et moins en 2019, c’est devenu très familial au fil du temps et ça reflète la vraie vie de village », s’enorgueillit Olivier.
Le moyen âge woke
Le duché a également profité de la pandémie pour accoucher en mai d’une « Politique de prévention et de gestion des violences à caractère sexuel ».
Une façon de rappeler à la communauté que le fait de simuler le Moyen Âge n’autorise pas l’adoption de certaines mœurs de l’époque. « Bicolline applique la TOLÉRANCE ZÉRO à l’égard de toute violence à caractère sexuel. Une personne mise en cause dont l’enquête menée à la suite d’un signalement ou d’une plainte révèle qu’elle a commis un geste de violence à caractère sexuel est automatiquement bannie définitivement de Bicolline par la Direction», peut-on entre autres lire dans le document d’une quinzaine de pages, accessible sur leur site.
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Pour M. Renard, l’initiative n’est pas une réponse à une problématique récurrente, mais plutôt à une volonté de se mettre à jour. « Il y a de gros événements ici et comme partout, il y a des abus et des gens qui ne savent pas se tenir. Il y a aussi un choc des cultures entre les plus jeunes et les anciens », souligne Olivier, pour justifier la création du comité de neuf personnes derrière la politique. « Il ne faut pas se cacher derrière un jeu parce qu’on incarne un personnage », résume-t-il.
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Visite chez les « Nains-Génieurs »
Olivier m’offre le tour du propriétaire du vaste domaine abritant 200 bâtiments éparpillés, construits sur une dizaine d’hectares du vaste domaine. Le son des grillons résonne et on pourrait tordre nos vêtements tellement c’est humide. Je n’ose pas m’imaginer vêtu d’une armure ou portant une cote de maille. On se dirige d’abord vers Arduinos, un quartier forestier aménagé à l’ombre des sapins.
Chaque secteur doit préserver une homogénéité, comme ces magnifiques cabanes sur pilotis. « Au début, les gens dormaient sous des tentes ici. Maintenant, le quartier est complet », souligne Olivier, devant une cabane payée environ 25 000$, revendue le double quelques années plus tard « Ici, c’est la cabane d’une famille de Toronto qui prévoit faire une annexe pour ses enfants », note-t-il au passage.
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Les travaux sont exécutés par des entrepreneurs privés, qui doivent se payer un méchant trip avec ces constructions inusités.
À commencer par ceux qui ont reçu les plans des improbables maisons du quartier des Nains-Génieurs, tout près. S’ils font faire les travaux par des professionnels, plusieurs propriétaires mettent aussi la main à la pâte et s’efforcent d’utiliser des techniques et matériaux utilisés au Moyen Âge.
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Malgré la chaleur suffocante, on sent la fierté chez Olivier Renard en parcourant le site. Lui-même n’aurait pu rêver mieux, dans les années 90, en se portant acquéreur du terrain perpétuellement inondé à l’époque. Il était alors à l’aube de la vingtaine et venait de quitter la Belgique.
On émerge ensuite devant l’église, en reconstruction. « Elle appartient à la commanderie de l’Ordre du Saint-Sépulcre, tel que stipulé sur la robe que mon épouse a brodé à la main! », proclame, solennel, Charles Roy alias Clotaire Le Pieux, venu faire des travaux avec son jeune compagnon, Gabriel Le Craon.
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« Nous sommes dix-huit dans l’Ordre et nous avons commencé les travaux au début juin », souligne Charles, louangeant au passage Marie-Josée Grenier alias Soeur Marie, le génie artistique derrière la revitalisation de leur église.
Un monastère à la gloire de Saint-Soulard
Un peu plus loin, Rémi Arsenault alias Frère Imer se tape un roupillon d’après-midi, à l’intérieur du monastère de Marmara.
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Le brave homme partage depuis plusieurs années le monastère avec huit de ses amis réunis au sein de l’Ordre du Saint-Soulard. « Notre groupe existe depuis 17 ans, au début on campait. J’ai alors vendu l’idée de construire un chalet collectif à mes chums. On s’amuse », résume simplement Rémi, qui attend la visite de sa fille et ses deux petites filles. « Quand il y a un compte à régler, on fait boire les gens jusqu’au regret, c’est ça la punition », lance en riant le sympathique frère Imer, devant un autel à la gloire de Saint-Soulard. On y retrouve le crâne et les trois yeux du saint homme imaginaire.
Trois yeux? « Si tu vois trois yeux, c’est que t’as trop bu! », raille-t-il.
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Son ordre prévoit entreprendre l’aménagement d’un vignoble sur le terrain en pente du monastère, donnant sur les vallons environnants.
On se dirige vers la bas de la côte, où se trouve la vieille-ville, quartier foisonnant et bruyant le plus densément peuplé.
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On suit un chemin de lanterne pour s’y rendre, croisant au passage le boisé où vivent les elfes. Même si le courant passe désormais dans la basse-ville, l’intégration moderne est subtile, camouflée. Même chose pour les blocs sanitaires, les contenants à gel hydroalcoolique et les lavabos dispersés sur le site. « En même temps, des toilettes chimiques restent des toilettes chimiques », laisse tomber Olivier, qui ne peut pas faire de miracles non plus pour dissimuler le 21e siècle.
« C’est mon monde, je veux qu’il reste médiéval »
On débouche près de la vieille taverne, désormais condamnée. Olivier a un pincement au cœur en la voyant ainsi, comme toutes celles et ceux qui ont vécu mille moments heureux entre les murs de ce lieu de fête.
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De la musique se faufile à nos oreilles. Médiévale, il va s’en dire. Elle provient de l’auberge du vieux Ruffian, où Éric Darveau alias Ulrich de Tremble prend un bain de soleil sur son balcon. « Les droits de visite étaient limités durant la pandémie et ça m’a beaucoup manqué. Je vis pratiquement ici », admet ce grand-prêtre de Solara, qui raconte avoir eu la piqûre lors d’une activité il y a dix ans.
Depuis, il s’est porté acquéreur avec une quinzaine de personnes de l’imposant édifice de quatre étages au cœur de la vieille ville, à un jet de pierre de la fosse aux monstres, où des spectacles en plein air sont parfois présentés. « Jamais tu ne peux imaginer ce que c’est avant de mettre les pieds ici. Pour moi, c’est là que tout a commencé, c’est mon monde, je veux qu’il reste médiéval », confie Ulrich de Tremble.
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Au même moment, Sébastien, Catherine et le fils de cette dernière, Eden, reviennent d’une baignade au ruisseau. Les deux amis se sont connus ici il y a plus de quinze ans et profitent ensemble de quelques jours de vacances dans leur baraque romaine, derrière le quartier des gitans. « J’avais 15 ans la première fois que je suis venu et j’ai eu la piqûre », admet Sébastien.
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Le son d’une perceuse résonne à quelques mètres. Les Rimouskois Éric et Jérémy construisent de nouveaux bâtiments pour remplacer d’anciens désuets. Éric me tend une bière, pour souffler un peu, pendant qu’un feu vif brûle au milieu de leur chantier.
Son fils Jérémy, 18 ans, a aussi grandi à Bicolline. Le duo partage des souvenirs et un peu de nostalgie, avec Ulrich de Tremble venu se joindre à eux.
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On sent un peu d’amertume chez Éric, d’avis que la nouvelle génération a moins l’esprit de communauté. « Certains se comportent comme des clients, alors que le but est de construire ensemble », peste-t-il, avant de se remettre à l’ouvrage. « Tu reviens quand tu veux, il n’y a pas de porte ici! », lance-t-il à mon attention.
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De 1021 à 2021
Sur le chemin du retour, les travaux sur la façade de l’église se poursuivent, malgré le soleil de plomb.
Profitant du terrain voisin, Michel et sa famille profitent de quelques jours de congé. « On fait de la maintenance, des rénovations, exactement comme un chalet normal », reconnait Michel, qui fréquente Bico depuis quinze ans et a acheté un immense bâtiment avec dix-sept autres propriétaires. « Les enfants adorent, nous aussi. Il y a toujours trop d’électronique à la maison. Le soir, on voit plein d’étoiles », s’émerveille-t-il encore.
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La visite prend fin, Olivier me raccompagne à l’entrée, où l’attend le responsable d’une firme de sécurité pour planifier la logistique du Tournoi des Nations.
Le sympathique gaillard me tend une main aussi puissante que moite de chaleur, avant de me laisser retourner en 2021.