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Le quatrième mur d’Alain Farah
Mon amour de la lecture, je le dois à ma mère. Sur la Côte-Nord des années 90, lire c’était une affaire de filles ou de nerds à l’hygiène corporelle questionnable qui jouaient à Donjons & Dragons, la fin de semaine, au lieu d’essayer de se trouver « des p’tites blondes ».
Ça a pris quelques années, une série de visites à la bibliothèque municipale, des pèlerinages annuels au Salon du livre de Sept-Îles et la découverte d’une série de voix auxquelles je pouvais m’identifier pour que mon cerveau en développement en vienne à l’évidence : lire, ça peut être beaucoup plus le fun que de regarder la télé. Le regretté David Foster Wallace l’expliquait mieux que je ne le ferai jamais: « lire de la fiction, c’est un échange entre deux esprits. C’est une façon de parler entre nous de choses dont on ne parlerait jamais, autrement. »
Cet échange, je l’ai eu avec Alain Farah le printemps dernier sur le balcon d’un minuscule appartement d’une station balnéaire française en lisant son plus récent roman Mille secrets, mille dangers. J’ai vécu avec lui l’angoisse, les manquements et les imperfections d’un gars supposé vivre le plus beau jour de sa vie et j’ai été charmé par ce personnage qui me défiait de l’aimer tout en se présentant d’entrée de jeu comme quelqu’un de difficile. J’aime ça, me battre contre ma propre mauvaise foi.
À quelques jours du Salon du livre de Montréal, j’ai décidé de rencontrer Alain Farah pour une raison bien précise: découvrir si le protagoniste de Mille secrets, mille dangers et le vrai de vrai Alain Farah, c’est la même personne, au risque de me retrouver dans son prochain livre!
Ce qu’on ferait pas pour l’information!
Les romances du métier d’écrivain
Le bureau d’Alain Farah au pavillon McCall MacBain de l’université McGill est grand et lumineux, même s’il fait gris, dehors. Buzz Lightyear et les pavés de James Joyce s’y côtoient tout naturellement. Des artéfacts de la série jeunesse Pokémon jonchent le rebord de la fenêtre. C’est pas parce qu’on écrit des livres qu’on ne vit pas dans le monde, après tout. Vêtu d’un complet et d’une casquette des Expos (qu’il enlève avant de commencer l’entrevue), il me serre la pince et m’invite à m’asseoir. Farah est professeur agrégé au Département de littérature et langues de McGill depuis 2009. Il a aimablement accepté de me recevoir une heure avant son prochain cours.
Avant de commencer, il me demande si je suis journaliste. Je lui pardonne immédiatement. Chez URBANIA, on se fait encore souvent dire qu’on a « un blogue ben ben le fun ». Oui, je suis journaliste, mais mon parcours académique est plus proche du sien que de celui de quelqu’un qui a fait les jeux de la comm.
En explorant le pavillon avant l’entrevue, j’ai trouvé une succursale Subway au sous-sol. On est loin du cauchemar goth psychédélique de son roman Pourquoi Bologne?
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« Si tu décides d’écrire un roman, il faut vraiment avoir l’humilité d’accepter que tout le monde s’en fout. La première chose qui écrème ceux qui vont le faire de ceux qui ne vont pas le faire, c’est de travailler sur quelque chose que personne n’attend, dont personne n’a besoin et que personne ne veut, et de se mettre au boulot dans ces paramètres-là, » m’explique-t-il candidement à propos de son métier.
« Aussi, quand un livre arrive à publication, c’est certain qu’il ne donnera jamais un retour proportionnel à l’investissement. On donne en pure perte, et c’est normal. On élève pas ses enfants en se disant comment ça va nous revenir. Des fois, ça revient sous la forme d’un câlin, des fois c’est un bisou, des fois c’est une gentillesse, mais beaucoup, beaucoup de fois c’est rien et la plupart du temps, ça coûte. Financièrement, psychiquement ou autres. »
Avec son image publique de professeur de littérature jeune et cool qui intervient dans les médias pour parler de culture et qui écrit des romans super profonds et atypiques, Alain Farah répond un peu à la vision romancée qu’on a de l’auteur. En tout cas, dans mon imaginaire à moi.
« Comme j’ai commencé très tôt et très collé au processus d’édition, j’ai pas vraiment vécu dans ces romances-là. Mon éditeur, c’est un ami à moi. On était tellement occupés avec ça que l’expérience a toujours été à la hauteur de mes rêves. On a vraiment fait les choses étape par étape. On progressait de projets en projets. » me répond-t-il lorsque je lui demande c’était quoi ses idées à propos du métier avant de s’y mettre.
« C’est vrai, par exemple, qu’il y a beaucoup de méprise à propos de ce que c’est, le métier d’écrivain à proprement parler. C’est pas tout le monde qui en prend la mesure avant de plonger. »
Il me raconte aussi avoir eu la chance de côtoyer Gaétan Soucy, l’auteur de La petite fille qui aimait trop les allumettes à ses débuts dans le métier. La sobriété du personnage et le manque d’artifice autour de son statut littéraire pourtant important lui ont alors révélé l’écart entre le fantasme et la réalité du métier d’écrivain.
Vous me direz qu’il ne vend pas très bien son métier. Pourtant, lorsqu’il parle d’écriture, les yeux d’Alain Farah s’illuminent. La conversation devient plus fluide, comme si on prenait une bière, ensemble, au bar du coin. Écrire, c’est pas quelque chose qu’il fait pour le statut ou l’argent. Disons que si c’était le cas, il ne serait certainement pas dans le domaine intimiste de l’autofiction.
« L’autofiction, pour moi, est ancrée dans le réel, mais elle ne s’arrête pas quand la fiction lui permet d’aller plus loin dans sa compréhension de ce même réel. »
Parler de fiction avec Alain Farah n’est pas exactement le même exercice que d’aborder le sujet avec Patrick Senécal, ou même mon très estimé collègue Hugo Meunier. Le personnage principal des romans de Farah, c’est lui-même et ce serait mal comprendre la nature de son écriture de le qualifier de héros. Le Alain Farah de Mille secrets, mille dangers, c’est un gars rempli de blessures et de poison qui essaie de survivre à une série d’attaques réelles et imaginées.
C’est cette honnêteté crue et courageuse qui rend le personnage et son auteur si attachants. Peu de gens sont capables de se regarder dans le miroir avec autant de sang froid. Les méchancetés qu’Alain lance à son cousin, dans Mille Secrets, mille dangers, ce sont des choses que le commun des mortels choisit d’oublier à propos d’eux-mêmes.
« C’était pas prévu que le Alain du livre apparaisse sous ce jour-là. Quand il finit par dire certaines choses, c’est dur d’accepter de voir le personnage d’Alain dire ça. »
Il m’explique que sans l’aide de son éditeur, Éric de la Rochellière, il ne serait peut-être jamais arrivé à rejoindre ces zones d’ombres qui demeurent inaccessibles à la plupart d’entre nous.
« Pour faire une métaphore de rap, c’est un peu comme mon producer. C’est le Ajust de mon Loud. Il me demande toujours d’aller plus loin, au point ou je viens à me demander ce qu’il veut vraiment, mais quand tu livres le truc, ça devient clair. J’évoque ça parce qu’à propos de la relation Alain-Édouard, les choses les plus difficiles sont liées au fait qu’Alain a tellement peur de faire face à une certaine partie de lui-même qu’il tente de la maintenir à distance. Mais c’est un peu ça, le jeu de la littérature, de faire apparaître des choses. »
« J’ai longtemps été ce lecteur-là, qui regardait la programmation du Salon pour voir qui y était. J’ai encore ce réflexe-là, souvent. »
Alain Farah aime le Salon du livre. Mille secrets, mille dangers en est à sa troisième année d’existence, alors, sa présence à l’événement à titre d’écrivain est moins nécessaire à des fins professionnelles, mais il y sera quand même parce qu’il aime ça. Sincèrement.
« Je trouve ça le fun, de prendre ça au sérieux. Je ne prends pas ça pour acquis du tout. Pour avoir fait beaucoup de salons du livre où tu signes trois exemplaires à des gens de ta famille et que tu trouves ça long et pénible, c’est le fun de vivre l’expérience en tant que personne qui a un lectorat, »
« Dans ma trajectoire littéraire, j’ai vécu cette transition et j’ai un sentiment de responsabilité lors de ces événements. Peu importe la journée que tu as eu, tu t’accroches un sourire dans le visage et tu y vas, » raconte-t-il, le regarde fixé sur son bureau.
Pour Farah, il s’agit d’un exercice basé sur le plaisir d’aller à la rencontre de l’autre. Jadis celle de ses auteurs préférés, aujourd’hui des collègues du milieu qu’il n’a pas toujours l’opportunité de côtoyer et le plus important, de ses lecteurs.
« Le plaisir d’y être convié depuis longtemps, c’est de voir les gens à différents moments de ma carrière. C’est de voir des lecteurs qui avaient lu Pourquoi Bologne? revenir me voir pour Mille secrets, mille dangers et me partager leur appréciation. Contrairement à tant de relations qui sont difficiles et exigeantes, c’est une relation éphémère, qui dure quelques minutes, mais qui est liée à des heures et des heures qu’ils ont consacré à mon œuvre. »
Pendant notre entretien, je n’ai pas eu l ’impression de traverser ce fameux quatrième mur qui sépare le Alain Farah fictif du Alain Farah réel. Le gars sur la page et le gars dans la vraie vie, c’est la même personne. L’autofiction, c’est le moyen qu’il a choisi pour faire tomber ce quatrième mur qu’on a tous dans nos vies et qui nous fait sentir si seuls pour nous montrer que c’est possible de vivre sans.
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Si vous voulez rencontrer vous aussi Alain Farah (ou peu importe votre auteur préféré), le Salon du livre de Montréal, ça se passe du 22 au 26 novembre au Palais des Congrès!